Amiral Pierre Lacoste : « La démarche prospective aide à gérer le présent pour construire l’avenir »

Vendredi 6 Décembre 2013 - 10:20

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L’amiral Pierre Lacoste a servi pendant quarante années dans la marine nationale et consacré les trois décennies suivantes à l’étude des questions de paix, de guerres et de sécurité, dans les nouveaux contextes de la mondialisation au XXIe siècle

Les Dépêches de Brazzaville : Amiral Pierre Lacoste, de très nombreux paramètres entrent en compte dans les problématiques de la paix, de la sécurité et des violences guerrières. Comment peut-on s’y reconnaître ?
Amiral Pierre Lacoste : C’est une question fondamentale à laquelle on ne saurait répondre en quelques mots. Je voudrais simplement apporter une pierre à l’édifice en proposant un rapprochement entre les méthodes de la prospective, la prise en compte du continuum entre le passé, le présent et le futur d’une part, et les problématiques politiques et stratégiques, d’autre part.
Le passé pour prendre en compte les données fondamentales et permanentes, par exemple celles de la géographie, des climats, de l’ethnographie, des civilisations ou bien des religions et des croyances. De très grands historiens, comme Fernand Braudel ou Marc Bloch, ont parfaitement illustré cette démarche. Appliquée à l’Afrique, elle incite à se rapporter aux travaux des meilleurs spécialistes du continent pour intégrer leurs connaissances dans l’analyse des questions les plus actuelles concernant la paix et la sécurité dans les diverses régions du continent.
Mais il faut distinguer le passé lointain avec ses constantes du passé récent avec les événements les plus caractéristiques des dernières décennies. Après les bouleversements des deux grandes guerres mondiales, l’Afrique a connu les multiples avatars de la fin des colonisations européennes. Les leçons politiques et stratégiques de cette époque révolue méritent d’être gardées en mémoire. Pour chaque cas particulier, les causes et les épisodes des crises, des guerres et des révolutions de l’époque présentent les caractéristiques spécifiques des « stratégies asymétriques ».
Et puis, pendant les quarante années de la guerre froide, l’Afrique a été une des principales victimes des stratégies indirectes entre le monde libre occidental et le monde soviétique avant son déclin. Il suffisait alors qu’un leader africain se rapproche de Moscou pour que son voisin ou son adversaire historique se tourne vers Washington. Combien de guerres fratricides n’ont-elles pas été ainsi soutenues de l’extérieur, ravageant des zones entières, renversant les pouvoirs traditionnels, éliminant les élites et bouleversant les économies locales ? Avec le recul du temps, les générations montantes doivent se pencher sur ces passés douloureux et en tirer des leçons de réalisme et de sagesse, loin des tabous des idéologies mensongères et des intérêts inavoués.

Comment voyez-vous les interférences entre le passé et le présent avec les visions politiques et les fonctions stratégiques ?
Les visions politiques dans les premières années du XXIe siècle sont certes bien plus complexes que celles des siècles précédents, mais les références aux événements les plus anciens offrent encore quelques grilles de lecture transposables au temps présent. Or nous sommes entrés depuis la fin de la guerre froide dans les nouvelles problématiques de la mondialisation.
Je ne saurai dans ce court entretien en rappeler tous les aspects qui sont dans les mémoires. Je préfère donc passer d’emblée à une autre étape de la démarche prospective, la détermination, au temps présent, des faits porteurs d’avenir.

Pouvez-vous en évoquer ici quelques exemples concernant le continent africain en 2013 ?
J’en retiens seulement quatre parmi les principaux.
L’Afrique est entrée dans l’ère des réseaux numériques et des transports de masse. Avec la mondialisation, fini le relatif isolement qui pénalisait sa jeunesse et ses élites. Désormais, les Africains sont pleinement des citoyens du monde.
Les nouvelles menaces, comme l’islamisme radical ou les pratiques criminelles des trafics de drogue ou d’êtres humains, s’ajoutent aux anciens conflits domestiques, guerres ethniques, claniques ou économiques qui échappent aux contraintes des lois de la guerre.
La pénétration de la Chine fait poser des interrogations inédites. Parallèlement, les prémisses de l’accès des Africains au club des puissances émergentes leur ouvrent des perspectives très encourageantes.
Les équilibres traditionnels entre perturbateurs et pacificateurs s’inscrivent dans les crises internes du continent, notamment du fait de plusieurs États déchus ou d’États voyous plus ou moins en situation d’anarchie. Les interventions des puissances extérieures et des Nations unies sont rarement assez robustes pour imposer des règlements pacifiques.

Quelles conclusions en tirez-vous pour la troisième phase de votre démarche stratégique : le futur ?
C’est là qu’interviennent les options politiques et les comportements stratégiques des autorités locales et des puissances mondiales. J’ai rappelé que le temps de la guerre froide avait été celui des guerres par procuration dès lors que les États-Unis et l’URSS ne pouvaient s’affronter directement sans risquer une guerre nucléaire mondiale. De nos jours, on attend de la diplomatie internationale qu’elle trouve, au cours des prochaines décennies, les moyens de prévoir et de contrôler les conflits avant qu’ils ne dégénèrent en affrontements armés.
Les responsables politiques ne manquent pas de proposer des solutions en établissant des projets et des programmes ambitieux et en déployant des stratégies pour les réaliser. Mais on sait combien de projets mirifiques ont été démentis par les faits. C’est pourquoi je suggère qu’ils tempèrent des ambitions irréalistes pour mieux se consacrer à la dénonciation et à la prévention des menaces et des comportements propres à entraîner des conséquences incontrôlables. Il est plus facile d’identifier et de contrôler les perturbateurs en temps utile que de les combattre quand ils ont déjà commencé à sévir. La montée du nazisme et les dénis de réalité sur les intentions d’Hitler dans les années 1930 ne devraient jamais être oubliés par les responsables politiques. Je souhaite ardemment que les plus sages des hommes d’État africains se consacrent aux mesures éducatives et préventives propres à éviter l’éclatement des conflits.
Je garde le souvenir des années 1980-1985 quand, analysant les menaces pour la paix en Afrique, la politique d’apartheid était une des plus préoccupantes et quand la prochaine fin du mandat onusien sur la Namibie faisait craindre une explosion de violences. À l’époque, un petit groupe de diplomates des Nations unies était décidé à tout mettre en œuvre pour l’éviter. Grâce à l’aide du président Denis Sassou N’Guesso, qui a mis à leur disposition un étage complet du Méridien de Brazzaville pour accueillir tous les protagonistes dans la plus grande discrétion et les convaincre d’éviter la guerre, la transition en Namibie s’est opérée pacifiquement.
Ainsi doit-on croire à l’action des pacificateurs, des hommes de bonne volonté capables d’infléchir le cours de l’histoire en s’opposant aux fauteurs de guerre.

NB : L’amiral Pierre Lacoste a été directeur général de la Sécurité extérieure, chef du cabinet militaire du Premier ministre Raymond Barre, président de la Fédération des professionnels de l’intelligence économique. Il intervient dans diverses formations universitaires et professionnelles autour de l’intelligence économique.

1,2 milliard d’urbains en 2050 en Afrique : quel avenir pour les mégas cités ?
Si l’Afrique voit croître sa population de manière exponentielle jusqu’à atteindre les 1,2 milliard d’urbains en 2050, une question se pose : quelle sera la politique d’urbanisation de l’Afrique de demain ? La politique en matière d’urbanisation du continent sonne comme un impératif, une condition sine qua non de son développement. La population des villes devrait passer de 414 millions de citadins actuellement à 1,2 milliard en 2050, selon l’ONU. Ce phénomène auquel les sociologues prêtent
le nom de « Homo urbanus » devrait principalement concerner le littoral du Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest, la vallée du Nil, l’Éthiopie ainsi que l’Afrique australe (du Cap à Maputo, au Mozambique), selon « Jeune Afrique ». Et les prémices annonciatrices de cette tendance ne vont pas tarder à se faire sentir. D’ici 12 ans, la population de Luanda (Angola) devrait passer de 4,7 à 8 millions d’habitants ! Dix des vingt premières villes africaines devraient dépasser les 10 millions d’habitants. Luanda atteindra probablement les 30 millions. Ce changement d’échelle accentuera le phénomène des mobilités de population et mettra les systèmes économiques africains sous
pression. Face à ce dynamisme démographique, les modes de vie devraient également évoluer. La pression urbaine, le chômage et les services publics déficients pourraient favoriser la violence dans les centres-ville et produire de gigantesques bidonvilles qui constitueront autant de zones de non-droit, de déstabilisation pour l’économie et le pouvoir en place. Cette affirmation sociale de la jeunesse par la violence pourrait en outre se doubler d’un risque de voir celle-ci se transformer en réservoir de « recrutement volontaire ou forcé pourdes mouvements armés ». RC

Propos recueillis par Bénédicte de Capèle et Noël Ndong