Bernard Duhamel : « L’Afrique perd 56 jours de travail par an du fait du manque d'accès à l’énergie »

Dimanche 30 Mars 2014 - 4:00

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Bernard Duhamel est vice-président de l’Association pour le développement de l’énergie en Afrique. Il s’est engagé dans le secteur énergie de l’Afrique au début des années 1980 en tant que cofondateur du programme énergie d’Enda à Dakar, puis directeur exécutif-fondateur de l’Institut de l’énergie pour les pays francophones à Québec, et initiateur de la revue Liaison Énergie Francophonie. Il a notamment dirigé le projet d’interconnexion des marchés maghrébins de l’électricité (soutenu par l’Union Européenne), publié une étude pour le Parlement européen sur la stratégie énergétique de l’Europe en Méditerranée, participé comme expert auprès de la Division énergie de la Commission de l’Union africaine pour l’initiative Hydro 2020 ainsi qu’au rapport 2012 Énergie pour un développement durable du Secrétariat des ACP (Afrique, Caraïbe, Pacifique). Entretien

Près de 150 ans après l’invention de la fée électricité, l’Afrique est toujours à la traîne. Quels sont les blocages à lever pour que le continent soit enfin électrifié, y compris dans les zones rurales ?
En Afrique, il faut distinguer l’Afrique méditerranéenne qui a accompli une électrification presque totale de ses populations, à 98%, et pour laquelle l’électrification rurale a été un succès, notamment au Maroc, et l’Afrique australe, plus spécialement l’Afrique du Sud qui est électrifiée à 75%. Entre ces deux pôles, il y a « l’Afrique du milieu » qui est largement sous-électrifiée. Ce problème de non-accès à l’électricité touche essentiellement les populations des zones rurales et, compte tenu de la croissance de la population les chiffres vont aller en augmentant. La demande en électricité croît de 6% par an, pratiquement au même rythme que la croissance économique. La part de la population qui n’a pas accès à l’électricité en 2010 est de 68 % en Afrique Sub-saharienne, alors qu’elle est de 18%  pour l’Asie en développement et de seulement 6% pour l’Amérique latine.  Selon les prévisions, si les choses suivent leur cours actuel, en 2030 42% de la population n’aura pas accès à l’électricité en Afrique Sub-Saharienne, 8% dans l’Asie en développement, quant à l’Amérique latine elle sera complètement électrifiée. Or il faut que l’Afrique se développe dans tous les secteurs : les équipements collectifs, l’éducation, la santé et les énergies domestiques. La croissance de cette demande pourrait donc être considérée comme insuffisante au regard des besoins.

À propos des énergies domestiques, on utilise encore beaucoup le bois de feu, ce qui pose des problèmes pour l’environnement. Que faire pour y remédier ?
Pour cela il faut faire en sorte que la conversion du bois de feu en charbon de bois ait le meilleur rendement possible. Il faut également remplacer le bois par d’autres sources d’énergie, notamment dans les villes, en le remplaçant par le gaz butane (programmes dits de butanisation, à l’œuvre dans plusieurs pays). C’est une grande ressource d’avenir pour l’Afrique qui a du gaz, mais le problème est de le distribuer sur le continent. Dans les campagnes, le bois est aussi une ressource que l’on peut utiliser plus rationnellement par des « foyers améliorés » à condition que ceux-ci soient bien conçus, solides, transportables, durables. Les résidus agricoles sont également une ressource ; ils pourraient par exemple alimenter de petites centrales thermiques en remplacement du diesel qui est très cher.

Peut-on mesurer les conséquences en termes économiques et humains du manque d’accès à l’énergie ?
Le peu d’électricité disponible est mal distribué, il y a de fréquentes pannes et l’énergie est chère. Cependant on observe qu’industriels et artisans préfèrent payer une énergie chère à condition qu’elle soit fiable et qu’il n’y ait pas sans arrêt des pannes ou des interruptions de la fourniture de courant. Dans ce sens-là, la grande inefficacité du système énergétique est un frein à l’industrialisation. Il y a des pertes de 20 à 30% sur les systèmes de production et de distribution en Afrique ce qui est très élevé. Il y a une inefficacité générale. Du fait du manque d’énergie, on estime à 56 jours par an en moyenne le nombre de jours de travail perdus. L’Afrique de plus est largement équatoriale et tropicale, cela signifie que les nuits ont à peu près la même durée que les jours. Les gens, notamment dans les zones rurales, sont dans la nuit à partir de 6 heures ou 7 heures du soir. On n’imagine pas ce que cela représente sous nos latitudes. Il y a énormément de perte d’effort par manque d’éclairage.

De nombreuses initiatives se créent pour que l’Afrique ait accès à l’énergie, notamment électrique (États-Unis, ONU, UA), et un pool d’argent semble se constituer sur cette question. Est-ce suffisant ? Faut-il aller chercher du côté des partenariats public-privé ?
On estime que 10 à 11 milliards de dollars par an sont investis dans le système énergétique pour l’ensemble du continent, mais il en faudrait quatre fois plus notamment pour développer les grands barrages et l’hydroélectricité dont on sait que le continent est riche. À l’heure actuelle, le continent n’exploite que 7% de son potentiel hydroélectrique. Il y a donc beaucoup de réserves à exploiter, mais il faut avoir l’argent pour le faire. Pour mobiliser le secteur privé, il faut qu’il soit motivé donc rassuré quant à la protection de ses investissements. Bien souvent, compte tenu des risques d’investissement en Afrique, les investisseurs demandent des taux de rendement élevés et des temps de retour sur investissement assez rapides or nous parlons de projets à très long terme. D’après les estimations, notamment du Programme for Infrastructure Development in Africa, en 2030 l’hydraulique représenterait 64% de la capacité installée, le thermique 33% et les autres renouvelables 3%. En 2040, le thermique passerait à 45%, l’hydraulique à 52%, et les renouvelables 3% (tout cela hors bois de feu).

L’accès à l’énergie pose également la question de l’accès aux énergies renouvelables. Le solaire et l’éolien sont par exemple peu développés, alors que l’Afrique est richement dotée au moins en rayonnements solaires. Quels programmes, ressources, technologies faut-il pour que le continent s’y mette ?
L’électricité il faut la produire et la transporter. On a beaucoup parlé des mini-barrages hydrauliques mais le potentiel à exploiter n’est que de 10 Gigawatts et surtout pour qu’une mini centrale soit rentable il faut que le village à alimenter soit à moins de 20 km or bien souvent les distances en Afrique plus grandes. Installer une éolienne ou des systèmes photovoltaïques coûte cher. Pour installer une éolienne de 1,5 MW dont les pales font près de 30 mètres avec des nacelles de 50 tonnes que l’Afrique doit importer, car elle ne les usine pas sur place, il faut des ports, des débarcadères, des routes, des grues, etc. C’est toute une logistique et une infrastructure compliquée autant que coûteuse qu’il faut prévoir. De plus, les énergies renouvelables sont intermittentes, il faut donc pouvoir stocker cette énergie ou lui trouver une utilisation alternative. Pour le photovoltaïque, on stocke à l’aide de batteries, mais elles ont une durée de vie limitée, il faut les remplacer tous les cinq ans.

Pour résumer, les deux obstacles majeurs sont l’étendue des territoires pour ce qui concerne les raccordements et la distribution ainsi que les financements ?
L’étendue des territoires oui, les réseaux de transport et de distributions ne sont pas assez développés en Afrique. Des efforts sont faits dans le domaine des interconnexions pour que l’exploitation de l’énergie se fasse dans un cadre régional. Il y a des créations institutionnelles visant à développer les interconnexions qui ont été prises par l’Union africaine dans le cadre des communautés économiques régionales, les African Power Pools (Pôles énergétiques) mais il y a encore beaucoup à faire.

Propos recueillis par Rose-Marie Bouboutou