Interview. Didier Mumengi : « Notre histoire ne commence pas avec la traite négrière »

Jeudi 26 Octobre 2017 - 17:30

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Depuis quelque temps, l’auteur, homme politique et historien dans l’âme a mis sa plume au service de l’histoire dont il est un vrai passionné. C’est sa façon de combattre pour restituer à son pays et à son continent la leur, dit-il. En témoigne cette interview accordée le surlendemain de la présentation de ces dernières parutions Réécrire l’histoire et Plaidoyer pour une histoire autobiographie du Congo, le 12 octobre. Un discours audacieux où il engage les Congolais et les Africains à se réapproprier un passé qu’ils doivent construire sérieusement.

 

Un aperçu de la cérémonie de présentation de Réécrire l’histoire

Le Courrier de Kinshasa : Réécrire l’histoire, est-ce un souhait ou une affirmation ? Dans les deux cas, n’est-ce pas bien prétentieux  ? Et pourquoi faudrait-il le faire ?

Didier Mumengi  : Il faut réécrire l’histoire, parce que c’est l’ultime chance de la renaissance du Congo, parce que ce que l’on pose comme actes aujourd’hui a comme composantes fondamentales ce que l’on a été dans le passé. Les qualités de nos actes d’aujourd’hui dépendent de la qualité du passé. À regarder l’état piteux de notre société, cela suppose que nous sommes, quelque part, victimes d’une certaine névrose traumatique. Sinon, comment expliquer que les Congolais affichent des comportements autodestructeurs, des troubles d’affectivité, des sentiments de complexe d’infériorité?  Je vois les sévices dégradants, déshumanisants d’hier qui continuent à ronger nos neurones aujourd’hui sans que l’on s’en rende compte. Il y a un traumatisme qui s’est installée dans notre âme et qui se transmet de génération en génération, il est arrivé à son acmé où l’on développe sans gêne, sans volonté de remise en question, des comportements inacceptables parce qu’il est question de destruction de notre pays par nous-mêmes, comme si nous voulions ressembler aux Noirs que la traite négrière décrivait pour justifier son crime de vassalisation et de marchandisation de notre humanité. Or, notre histoire ne commence pas avec la traite négrière, encore moins avec la colonisation. Nous avons d’autres histoires des origines. Et comme l’on dit, lorsque l’avenir est bloqué, il vous faut revenir aux origines pour que l’histoire vous explique votre humanité profonde. Et il faut s’appuyer sur cette humanité profonde pour renaître et revivifier vos virtualités créatrices. C’est cet enjeu qui m’emmène à cette audace de parler de la réécriture de notre histoire maintenant que nous avons beaucoup d’éléments qui contredisent l’histoire écrite par les autres pour nous.

L.C.K. : Pour d’aucuns, le problème serait plutôt la méconnaissance de notre histoire et de la sorte nous répétons les mêmes erreurs. Ne pensez-vous pas qu’il faille aussi considérer cet aspect  ?

D.M.  : Absolument ! Il y a le phénomène imbriqué de la méconnaissance et de l’absence de cette histoire dans les manuels scolaires par exemple, ou disons tout simplement dans notre vécu quotidien. Prenons le cas de l’histoire monumentale. Les nations civilisées installent autour d’eux, dans leurs milieux d’existence, des monuments qui sont des lieux de savoir historique. Nous n’avons pas cette histoire monumentale. En dehors de l’histoire scolaire, il y a la méconnaissance et l’absence de l’histoire des monuments, des avenues, des places, des boulevards, d’estampille, etc. La seule histoire que nous avons et enseignons à nos enfants, c’est celle écrite par les colonisateurs ou les ex-colonisateurs pour nous. Or, l’histoire, ce sont les actes que vous posez et leur pensée, la dimension intentionnalité des actes qui incarnent le système de raisonnement de votre humanité spécifique. Notre pays est dégarni des lieux de savoir historique, donc nous sommes au-delà de la méconnaissance. Nous nous sommes installés dans un contexte ahistorique au risque d’être un peuple préhistorique. Lorsqu’aujourd’hui, l’on se permet l’exercice de demander aux plus nationalistes d’entre nous de se débarrasser de tout ce qui est extérieur au savoir congolais, ils sont tout nus, complètement nus. Les anti-impérialistes crient : "À bas l’impérialisme" devant un micro fabriqué par les impérialistes, habillés en costumes venus de chez les impérialistes, conversent avec un téléphone fabriqué par les impérialistes, ils roulent dans des voitures produites par les impérialistes. Tout est venu d’ailleurs. Alors quelle est la valeur de notre humanité ? Nous ne devons pas seulement la réduire à sa dimension concupiscible, c’est-à-dire boire, manger, copuler, etc. L’humanité, c’est compléter, prolonger le travail de Dieu, la création, la créativité, l’imagination, l’innovation et pas seulement la procréation. Nous l’avons reçue de Dieu qui nous a demandé de continuer le reste. Et dans cette dimension créative de l’homme qui démontre la dimension divine de l’être humain, nous ne produisons rien pour justifier notre qualité d’être humain depuis les ravages de la traite négrière et de la colonisation.

L.C.K. : Sur quelles bases devrait-on réécrire notre histoire sachant que nous sommes un peuple à tradition orale  ? Comment se retrouver dans ce dédale ?

D.M.  : Ce n’est pas un exercice labyrinthique comme vous le pensez. Nous disposons aujourd’hui d’un fonds historiographique important pour écrire notre histoire. Savez-vous que la première remise en cause de l’histoire telle qu’elle nous a été proposée par les occidentaux date du XVIIIe siècle avec le grand philosophe noir Amo qui a enseigné en Allemagne ? Il a, à l’époque, écrit l’histoire noire et évoqué le passé égypto-nubien de l’ancestralité noire. Mais au-delà d’Amo, il y a des centaines d’auteurs qui ont produit des œuvres suffisamment bien fournies pour que nous réécrivions notre histoire de l’Égypte à Kinshasa. Nous avons le formidable trésor que nous a laissé Cheik Anta Diop, les fonds historiographiques de Théophile Obenga, Mongo Beti, Mabika Kalanda, etc. Énormément d’auteurs ont écrit sur notre passé prétraite négrière. Donc, nous avons ce qu’il faut pour écrire notre histoire et présenter à notre cerveau commun une histoire qui soit faite des exploits d’antan pour vivifier les esprits d’aujourd’hui. 

L.C.K. : À vous entendre parler, cette réécriture ne concerne donc pas que la RDC. Serait-ce également celle de l’Afrique, des Noirs ?

D.M.  : Oui, l’histoire à réécrire ne concerne pas seulement la RDC qui est issue de la conférence de Berlin en 1885. Il est question d’écrire celle d’avant le XVe siècle. Qui étions-nous ? Nous avons enclenché une sorte de vide historique depuis que nous avions été envahis par les Européens. Il a généré un traumatisme qui finit aujourd’hui dans la névrose qui s’explique par des comportements autodestructeurs. Comment est-ce possible de sortir de la colonisation et devenir soi-même le destructeur de son propre pays ? Cela ne peut s’expliquer que par des ecchymoses névrotiques. Que faire ? Sinon purger notre passé de ses imparfaits. C’est le travail que je propose. Il commence par la recension des œuvres qui peuvent sustenter cette entreprise de réécriture de l’histoire. Ce n’est donc pas une théorie vide d’indications fondamentales. J’y cite les auteurs et leurs œuvres, en préconisant d’aller y puiser les éléments de la réécriture de notre histoire.

L.C.K. : Seriez-vous parmi ceux qui pourraient réécrire cette histoire  ?

D.M.  : Je suis déjà en train de la réécrire. Et avant cet ouvrage, j’ai déjà fait une tentative de fiction historique à travers mon roman Le Baptême des baptisés. J’ai fait ce travail de mécanicien de l’histoire en créant des liens où il n’y en avait pas, notamment entre Nimrod, petit-fils de Noé qui est le premier noir dans la lignée égypto-nubienne, avec Nimi Lukeni, fondateur du royaume Kongo. Notant que le titre royal chez les Kuba est aussi Nyimi, j’ai créé des liens exprès. J’en ai aussi créé entre l’image totémique égyptienne qui transite par les labyrinthes et les tapis kuba. J’ai créé énormément de liens qui nous mettent en connexion historique avec cette Égypte antique à la suite des travaux savants de Cheik Anta Diop et Théophile Obenga. Ce n’est pas seulement un livre incantatoire ou déclamatoire, c’est déjà un début de réécriture de notre histoire.Réécrire l’histoire

L.C.K. : Jusqu’à quel niveau peut-on se fier à la fiction proposée dans Le Baptême des baptisés quitte à ne pas la tenir pour de l’imagination fertile  ?

D.M.  : Sachez que l’histoire se construit par des mythes, des légendes, des chansons d’antan, des historiettes, des histoires, etc. Le fonds historique glane dans tous ces périmètres, ces coins et recoins, tout ce que l’on se dit, pour créer une cohérence historienne, pour arriver à l’histoire enseignée comme récit. En faisant une fiction du Baptême des baptisés, d’ailleurs par honnêteté intellectuelle, je signale que c’est un roman, il y a des aspects sourcés, scientifiquement défendables et des charnières fictionnelles. Par absence d’éléments, j’invente pour donner de la cohérence. Prenons l’exemple de l’ouvrage de Pigaffeta, le livre référence sur le Royaume Kongo. L’auteur est un Italien qui n’a jamais connu le Congo. Il a reçu les témoignages d’un commerçant qui a accompagné Diego Cao. Du reste, à leur rencontre ce dernier parle portugais tandis que lui parle italien, il leur a fallu un interprète qui n’était ni commerçant ni historien. Voilà comment est arrivé le livre référence Le royaume de Congo [Kongo] et les contrées environnantes de Pigaffeta. Quel crédit donner à ce récit qui devrait déjà avoir un problème de traduction, savoir aussi que le regard du commerçant qui n’est pas exercé, scientifique, fiable car il n’était pas historien, mais il est érigé en référence. Si nous pouvons donner de la cohérence à une histoire dont certains segments sont fictionnels, il faut oser, se permettre de créer cette histoire dont nous connaissons la valeur et parce que nous savons que la crise du Congo est d’abord une crise d’histoire.

L.C.K. : Vous revendiquez le droit d’écrire sur soi-même, ne craignez-vous pas de tomber dans la subjectivité  ?

D.M.  : Oui, mais moi je n’ai pas peur de la subjectivité, je l’aime. Mais il s’agit d’une subjectivité responsable, cela ne veut pas dire à-peuprisme. L’on peut être rigoureux dans la subjectivité. Je suis tellement conséquent par rapport à la subjectivité que mon deuxième livre a pour titre Plaidoyer pour une histoire autobiographique du Congo. Ce qui veut dire une histoire écrite par nous-mêmes dans les deux dimensions, objective et subjective. Je le réclame et je le revendique, je n’en ai pas honte.

L.C.K. : Par quels mots pourriez-vous résumer la démarche revendicatrice de Réécrire l’histoire pour ceux qui ne l’ont pas encore lu  ?

D.M.  : Le message à travers ces deux ouvrages, c’est que nous avons droit à un futur à conjuguer au plus-que-parfait. Mais la condition, c’est de réécrire l’histoire pour que ce passé soit purgé de tous ses imparfaits.

L.C.K. : Assez corsé à comprendre comme message, pourriez-vous l’expliquer  ?

D.M.  : C’est des termes simples que nous utilisons tous les jours… Nous avons trois temps, le passé, le présent et le futur, nul ne l’ignore. Ce sont les temps de l’humanité. Celle qui ne fonctionne pas selon eux est une humanité morte. Nous n’avons qu’un temps, le présent. Il s’écoule devant nous comme si nous étions en état d’apesanteur, nous ne laissons aucune trace. Pourtant, la civilisation c’est la somme des traces que les humains laissent dans le présent, c’est cela l’histoire. En étant dans l’incapacité de poser des actes, quels types d’êtres humains sommes-nous devenus ? Nous sommes en apesanteur, remettons les pieds sur terre. Pour cela, l’être humain doit vivre selon les trois temps, il doit avoir un passé. Et quel type de passé nous voulons ? Il faut le désirer, le vouloir ce passé. Car le passé est une construction volontaire. Construisons notre passé dans tout le sérieux, en allant chercher les éléments fiables de ce passé. Il y en a un qui n’est pas nôtre, lorsque les autres nous envahissent, ce n’est pas notre passé. C’est un des aspects de notre passé à purger pour purifier le chemin du futur et dans la conjugaison classique, il y a un temps appelé futur plus-que-parfait, il est donné aux hommes d’oser un regard vers ce futur-là. Il y a le temps passé-composé que nous connaissons, il y a également, le passé simple  qui est le passé propre. Ne restons pas dans le passé-composé où notre histoire était composée avec les autres, ne pas la rejeter mais ne pas aussi sectionner notre histoire de son passé simple, un passé singulier, qui nous est propre. Retrouvons ce passé simple dans le passé-composé et reconjuguons-le sans l’imparfait pour que le futur soit conjugué au plus-que-parfait.

L.C.K. : Vous proposez de réécrire cette histoire d’avant la colonisation, avez-vous une datation  ? Et où comptez-vous arrêter cet exercice de réécriture  ?

D.M.  : Je veux que l’on commence par se dire que les Nubiens sont nos ancêtres. Je veux que l’on définisse notre pays comme celui d’Ishango. Vous me demanderez pourquoi Ishango  ? À mon tour, je demanderais pourquoi la Chine se dit le pays de l’empire du Milieu et le Japon, le pays du Soleil-Levant.  Nous devrions nous appeler le pays d’Ishango parce qu’Ishango c’est l’invention des sciences mathématiques 23 000 ans av. J-C et 3 000 ans avant la révolution sumérienne qui est présentée au monde comme le début de la civilisation. L’on se rend compte qu’Ishango, c’est avant Sumer et c’est à l’intérieur du Congo. Si nous en prenons conscience et enseignons à nos enfants que ce sont nos ancêtres qui ont inventé les mathématiques, nous allons nous réapproprier cette puissance d’esprit, récupérer les sciences mathématiques là où elles sont arrivées aujourd’hui, c’est-à-dire au niveau de la production scientifique numérique pour devenir les meilleurs savants des nouvelles sciences technologiques. Voilà toute l’importance de l’histoire qui est l’usine de fabrication ou de l’innovation des cerveaux humains. Ce qu’il nous faut dans le conte d’un récit historique, c’est des pères et des repères. Je suis à la recherche de ses pères et ses repères. Je veux que Panda Farnana devienne un des pères, que son histoire sustente les comportements d’aujourd’hui. Nos ancêtres sont les Nubiens, voilà un jalon. Notre histoire peut commencer là. J’aurais même voulu, c’est vraiment mon cri du cœur, que l’on cesse de s’appeler Africains, nous n’avons rien à avoir avec l’Afrique, nous sommes des Nubiens. Nous devrions dire que les Nubiens sont nos ancêtres et à partir de là connaître dans ses profondeurs les vestiges de la civilisation nubienne, nous sommes issus de la Nubie. Qu’est-ce qui s’est passé depuis la fin de l’empire de Nubie ? De là, nous allons découvrir Napata, Méroé, jusqu’aux royaumes Kongo, Kuba, etc. Tout mon combat c’est de savoir où sont nos repères et nos pères, voilà ce qui résume mon parcours d’écrivain passionné d‘histoire. Par ailleurs, l’histoire ne s’arrête pas, hier, c’est déjà l’histoire. Cela peut paraître paradoxal que nos ancêtres contemporains ne soient pas repris. Je suis le premier à avoir dédié une biographie à Panda Farnana. Avez-vous lu celle de Simon Kimbangu ? Est-ce normal ? Y a-t-il un monument ou un lieu de mémoire dédié à Simon Kimbangu à part le quartier baptisé de son nom et qui n’est qu’une coquille vide. Pourtant Kimbangu est un père important dont on ne connaît pas l’histoire. Avez-vous lu la biographie de Patrice Emery Lumumba ? C’est l’homme le plus connu de la RDC mais il est tout autant le plus méconnu. C’est valable pour tous les autres. Est-ce normal ? L’écriture de l’histoire ne s’arrête pas et lorsque l’on a des repères, des jalons importants, l’on est en droit de se dire que si nos ancêtres ont fondé la civilisation nubienne et si ce sont eux qui ont créé la première écriture du monde, la méroïtique, mais que s’est-il passé ? Où sont les traces de cette magnificence morale dans notre passé récent ? Nous sommes l’un des rares pays au monde où l’on ne trouve pas de biographie des grands pères de la nation.   

Propos recueillis par

 

Propos recueillis par Nioni Masela

Légendes et crédits photo : 

Photo 1 : Un aperçu de la cérémonie de présentation de Réécrire l’histoire Photo 2 : Réécrire l’histoire

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