Interview. Elisa Bricco: « La langue évocatrice de Gabriel Okoundji met le traducteur à dure épreuve »

Vendredi 3 Août 2018 - 16:00

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Les Editions italiennes San Marco dei Giustiniani, basées à Gênes, viennent de publier, en édition bilingue et dans un fort beau volume, "L’Âme blessée d’un éléphant noir", l’ouvrage du poète congolais Gabriel Mwènè Okoundji. Ce livre, deux fois réédité en France, a déjà été traduit dans d’autres langues, notamment en anglais et en espagnol. Rencontre avec la traductrice de cette dernière édition, Elisa Bricco

Élisa BriccoLes Dépêches de Brazzaville (L.D.B.) : Pouvez-vous vous présenter auprès de nos lecteurs ?

Elisa Bricco (E.B.) : Je suis professeure de littérature française à l’Università di Genova en Italie, spécialiste de littérature contemporaine. J’ai consacré ma thèse de doctorat à la traduction de l’œuvre du grand poète Giorgio Caproni, mort en 1990. Il a été le passeur en langue italienne de Baudelaire, Apollinaire, Char, Frénaud, etc. Pour ma part, après l’œuvre de Caproni, j’ai continué à m’intéresser à la poésie contemporaine en tant que chercheuse. Et c’est naturellement dans ce cadre que j’ai entrepris la traduction des poètes du rang de Edmond Jabès, René Char, Roger Laporte et maintenant Gabriel Okoundji.

L.D.B. : Comment vous est venue l’idée de traduire ce livre et dans quelles conditions avez-vous découvert l’œuvre du poète ?

E.B. : Je dois à Giorgio Devoto, éditeur génois des éditions San Marco dei Giustiniani, de m’avoir signalé les recueils de Gabriel Okoundji. Giorgio est un homme toujours à la recherche de pépites, de nouveaux poètes, pour les publier en italien dans ses collections. C’est avec lui que je construis de beaux projets de traduction et d’édition. Lorsqu’il m’a présenté L’âme blessée d’un éléphant noir, j’ai lu ce livre avec beaucoup d’enthousiasme. Puis j’avoue avoir été quelque peu effrayée parce que je me suis rendu compte qu’il s’agissait là d’un livre majeur et que le transposer dans une autre langue relevait d’une grande responsabilité. J’ai tenté une première version et, chemin faisant, je me suis passionnée pour cette langue si évocatrice et allusive, aux paysages esquissés et aux expériences décrites, qu’elles soient physiques ou mentales. Je me suis alors remise à l’ouvrage, reprenant mes traductions, relisant les épreuves, remaniant les mots pour mieux coller à cette poésie évocatrice. Il m’a fallu presque un an.

L.D.B. : Avez-vous rencontré des difficultés particulières au cours de ce travail ?

E.B. : Je viens de le dire, la langue évocatrice de Gabriel Okoundji met le traducteur à dure épreuve : il ne suffit pas de la transposer d’une langue à l’autre, il faut tout d’abord comprendre la portée des images qui se cachent derrière des mots en apparence familiers. Ici, la métaphore y est insidieuse, les allusions multiples. Et souvent, je me suis aperçue que mon premier jet était fautif car à chaque nouvelle lecture, je découvrais de nouvelles significations. Celles-ci, à leur tour, m’aidaient à pénétrer encore plus profondément dans l’imaginaire du recueil. Si dans un premier temps j’ai cru que ce qui me posait problème était le contexte culturel africain, je me suis très tôt ravisée, parce que c’est l’imaginaire okoundjien qu’il fallait pénétrer, connaître et assimiler. J’y ai beaucoup travaillé et espère ainsi que le lecteur italien pourra profiter au mieux de ses vers.

L.D.B. : Face à vos doutes, avez-vous sollicité l’auteur ?

E.B. : À l’automne 2017 j’ai eu la chance de passer un mois en France comme professeure invitée à l’Université de Tours. Une belle occasion de me consacrer quotidiennement à cette traduction. Durant cette période, j’ai pu entrer en contact avec Gabriel Okoundji par échange de courriels. Je m’informais auprès de lui sur les images qui ne m’étaient pas accessibles, mais aussi sa langue très personnelle, sa poésie en somme. Gabriel Okoundji s’est toujours montré disponible, il m’a beaucoup encouragée, répondant à toutes mes questions, élucidant pour moi les mécanismes de sa pensée et de sa création poétique. Je lui suis redevable car grâce à ce lien, mon expérience de traductrice a acquis une dimension humaine, faite d’amitié et de partage.

L.D.B. : Alessio Lizzio, étudiant italien, est le premier à avoir soutenu une thèse à l’université de Catane sur l’œuvre du poète. Etiez-vous au courant de ce travail et l’avez-vous contacté lors de la traduction ?

E.B. : Gabriel Okoundji m’avait effectivement parlé de cet étudiant. Mais dès que j’ai plongé en profondeur dans le bain de cette langue si spéciale, je n’ai pas voulu prendre le risque de me laisser influencer par un autre imaginaire. Je compte néanmoins le contacter prochainement.

L.D.B. : Votre éditeur a-t-il, dans son catalogue, d’autres ouvrages d’auteurs africains ?

E.B. : Gabriel Okoundji est le premier auteur d’Afrique subsaharienne à entrer chez cet éditeur. Cependant, dans la collection Poètes de la rive sud de la Méditerranée, sont publiés des auteurs tels le Marocain Mohammed Bennis, le Tunisien Amel Moussa, l'Egyptien Salah Abdul Sabur, le Soudanais Muhammad al Fayturi, etc., la liste complète des auteurs de la collection peut se lire sur le site de l’éditeur : (http://www.sanmarcodeigiustiniani.it/index.php/poeti-della-riva-sud-del-...).

L.D.B. : La sortie officielle du livre a eu lieu le mardi 12 juin à Gênes, en présence du poète. Comment le public a-t-il accueilli cette parution bilingue ?

E.B. : Nous avons présenté le livre à l’occasion de la 24e édition du Festival international de poésie « Parole spalancate » (Mots grands ouverts). Le 12 juin, dans une salle pleine et pendant une heure et demie, un échange a eu lieu avec l’auteur, puis des lectures dans les deux langues, suivis des questions d’un public qui m’a paru très intéressé. Le 13 juin au soir, nous avons lu ensemble quelques poèmes sur le plateau du Festival, devant un large public. Tandis que je lisais en version italienne, Okoundji a dit ses poèmes en tégué. La langue africaine si sonore et le débit du poète si inspiré ont fasciné le public.

L.D.B. : Avez-vous en projet d’autres traductions de l’œuvre du poète ?

E.B. : Il est toujours difficile d’entreprendre un nouveau projet de traduction. J’aime la poésie d’Okoundji et maintenant je la sens un peu mienne aussi. Il serait bien que le public italien ait la possibilité de la connaître davantage. Pour cela, j’aimerais avoir l’opportunité de traduire un autre petit livre très riche dans lequel le poète se penche sur sa poésie : Apprendre à donner, apprendre à recevoir.

Propos recueillis par Marie Alfred Ngoma

Légendes et crédits photo : 

Photo : Élisa Bricco

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