Interview. Sivi Malukisa : « La démographie est le plus grand enjeu de l'industrie agro-alimentaire en RDC »

Jeudi 19 Juillet 2018 - 16:30

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La CEO de Manitech, une société industrielle basée à Kinshasa et spécialisée dans l’agroalimentaire, estime que la République démocratique du Congo (RDC), dans cinquante ans, sera le pays le plus peuplé d’Afrique et qu'il est donc primordial de trouver les moyens de nourrir cette future population.

Le Courrier de Kinshasa (L.C.K.) : Quel est votre parcours académique et professionnel ?

Sivi Malukisa (S.M.) : J’ai un diplôme de licence en biologie moléculaire de la faculté des sciences de l’université de Kinshasa, une certification en gestion des ressources humaines de l’université UCT de Cap Town, en Afrique du Sud. J’ai une longue carrière dans les ressources humaines, carrière que j’ai débutée au plus bas de l’échelle jusqu’à occuper les postes de directeur des ressources humaines à DHL express (pour les deux Congo) et HR Business Partner à Vodacom . Depuis deux ans, je me consacre à temps plein à mon entreprise.

L.C.K. : Qu'est-ce qui vous a poussée à créer Manitech Congo et en quoi consistent les activités de votre entreprise ?

S.M. : Vers la fin de l’adolescence, des questions simples ont déterminé mes choix de vie : pourquoi n’existait-il pas de sociétés industrielles, créées par des scientifiques congolais au Congo, dont la chaîne de valeur serait 100% congolaise ? Pourquoi devons-nous tout importer ? Et je me suis dit que je pourrais créer cette entreprise industrielle. Ainsi, j’ai choisi l’agroalimentaire car je suis une passionnée de sciences et de cuisine. Aujourd’hui, Manitech produit des confitures de fruits de saison, des sauces, des pâtes d’arachide et de la farine de manioc communément appelée « fufu ». Toutes nos recettes sont un mix de cuisine et de science.

L.C.K. : Quels sont les différents produits que vous vendez et pourquoi leur choix ? Sont-ils vendus à  Kinshasa seulement ou également dans les provinces ?

S.M.: Nous avons onze types de confitures, une sauce, deux types de pâtes d’arachide et une farine de manioc. Nous avons choisi ce qui est facile à faire (investissement peu coûteux) et qui soit déjà connu du grand public. Nous avons ensuite ajouté une touche personnelle et un peu de poussières d’étoile (rire). Les produits sont vendus à Kinshasa essentiellement. Cela ne nous empêche pas de les envoyer en province chez les clients qui en demandent et même à l’étranger.

L.C.K. : Pouvons-nous connaître l'envergure de votre entreprise aujourd'hui ?

S.M.: Nous avons aujourd’hui une quinzaine d’employés et nos produits sont distribués par deux supermarchés dont l’un a trois emplacements et une pâtisserie sur deux emplacements. À cela, il faut ajouter quatre sites de vente en ligne. Nous produisons environ une tonne de produits par mois.

L.C.K. : Comment évaluez-vous  votre évolution depuis la création de l'entreprise en 2013 ?

S.M.: Nous avons évolué lentement durant les trois premières années et depuis l’année dernière, nous connaissons une croissance fulgurante. Avec mon background de scientifique des ressources humaines (rire), j’ai dû apprendre à mes dépens la dure école de la vie et du business. Je crois que j’ai décroché le record des faillites.

L.C.K. : Quelle analyse faites-vous du secteur de la production locale agro-alimentaire en RDC en général et à Kinshasa en particulier ?

S.M. : En général, le secteur est archaïque, même si quelques géants se démarquent dans les domaines de la minoterie, de la volaille et des biens de grande consommation appartenant en général à des étrangers. C’est depuis trois ou quatre ans que quelques Congolais se sont lancés dans le secteur mais souvent avec des maigres moyens, peu de connaissances et pas de modèle à suivre. Ce qui était une sorte de hobby pour certains et un moyen d’entreprendre pour « se débrouiller » pour d’autres prend des allures de croisades où les volontés sont chauffées à blanc, décidées de créer au cœur de ce géant d’Afrique une nouvelle génération d’entrepreneurs issus de la terre. Nous assistons aussi de plus en plus à des initiatives, encore timides, des organisations gouvernementales qui, de plus en plus, font la promotion des entrepreneurs. C’est le cas du Fonds de promotion de l'industrie qui, au mois d’avril dernier, a célébré la femme entrepreneure industrielle, au cours d'un atelier de deux jours. Et j’ai été très honorée d’avoir été sélectionnée comme l'une des six femmes qualifiées de modèle pour toutes les femmes congolaises.

L.C.K. : Avez-vous une idée des enjeux et défis d'une véritable industrie agro-alimentaire dans le pays ?

S.M. : A mon avis, le plus grand enjeu est la démographie. Aujourd’hui nous sommes plus de quatre-vingts millions de Congolais vivant sur le territoire national. Dans cinquante ans, nous serons le pays le plus peuplé d’Afrique. Cela fait autant de bouches à nourrir. Il est donc primordial que nous nous attelions à trouver le moyen de nourrir toutes ces bouches. Ensuite, viennent les autres enjeux tels que la taille des terres arables, les climats favorables, la diversité biologique qui font de la RDC un des réservoirs si ce n'est pas le grenier de l’humanité. Nous avons aussi le facteur économique. Sans être une experte de l’économie, il me semble évident que la chaîne de valeur apporte au pays plus d’avantages (emplois, taxes, valeur ajoutée, etc.). Pour un pays potentiellement riche, il est temps que ses ressortissants travaillent à créer et à bénéficier de ces richesses.

L.C.K. : Quels sont les défis auxquels Manitech fait face et comment comptez-vous les relever ?

S.M.: Nous faisons face à quatre défis majeurs : premièrement les infrastructures. Les circuits de l’eau et de l’électricité sont rudimentaires, les routes sont en très mauvais état et cela rend l’approvisionnement extrêmement difficile. Deuxièmement, les opérations qui sont rendues difficiles car le matériel est importé. Nous devons importer jusqu’aux emballages pour nos confitures. De ce fait, il faut des grands moyens pour entreprendre dans notre domaine. Troisièmement, l’accès aux financements, que ce soit des prêts bancaires ou des financements privés, ou autre forme de fonds, les entrepreneurs congolais en général ont du mal à trouver l’argent pour lancer leurs entreprises. Souvent, on voit des entreprises naître et disparaître aussitôt que le besoin de croissance se fait sentir. Enfin, la concurrence étrangère. Les produits étrangers ont meilleure presse chez nous à tous les niveaux. Ils sont favorisés par des taux de douane qui ne sont pas en équilibre avec les taxes que les producteurs locaux doivent payer. Même les consommateurs ont une sorte de culte de ce qui vient d’ailleurs. Comment y remédier? (rire). En RDC, on dit tous :  « Que le gouvernement fasse son travail ».

En effet, sur les quatre grand défis de ma vie, si seulement il y avait un coup de pouce du gouvernement, nous pourrions vivre et travailler normalement. Mais j’ai renoncé depuis longtemps à attendre que cela arrive. Je préfère contourner le problème en développant des astuces simples. Ainsi, pour parer à la main d’œuvre peu qualifiée du fait de la faiblesse de nos institutions éducationnelles, j’offre des stages aux étudiants de 3e graduat et je passe des heures à les orienter, à les conseiller sur comment compléter leurs acquis sur des formations en ligne ou autres. Je m’assure de « former » ma main d’œuvre. En outre, parce que je n’ai pas les moyens d’acheter un autoclave pour une semi-industrie, j’en ai fabriqué un avec les moyens du bord. Parce que je n’ai pas toujours d’électricité, je travaille la nuit pour traiter la purée de fruit, quitte à dormir deux heures de plus le matin pour récupérer. Il y a toujours un moyen de faire et c’est là toute la beauté de mon travail : créer et faire grandir une industrie dans un contexte presque chaotique.

L.C.K. : Vous avez fait partie du programme entrepreneurial de la Tony Elumelu Fondation et avez aussi été sélectionnée au GES 2017 de Hyderabad en Inde. Pourriez-vous nous raconter ces différentes expériences ?

S.M. : Les deux expériences ont été des moments très décisifs dans ma vie d’entrepreneur. A Hyderabad, j’ai compris que je devais m’y mettre à 100%, bien m’en a valu puisque, en quelques mois à peine, mon entreprise a connu une superbe croissance. Pour le TEF, c’est plus « the training » le must pour être une bonne cheffe d’entreprise. La formation qui me manquait pour combler le gap de l’entrepreneur parfait. Ces deux opportunités ont renforcé ma conviction d'entrepreneure et ce pourquoi j’existe.

L.C.K. : Vos projets pour Manitech ?

S.M. : Simple, être un géant de l’agroalimentaire et gagner le pari de la réussite avec un grand nombre de personnes.

 

Propos recueillis par Patrick Ndungidi

Légendes et crédits photo : 

Photos 1 à 4: Sivi Malukisa

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