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Jean Bofane, narrateur de l’innommable

Mardi 7 Avril 2015 - 11:14

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Il s’appelle In Koli Jean Bofane. Il n’est ni le premier ni le dernier des intellectuels qui rompent le silence pesant depuis des décennies sur les atrocités dont sont victimes les populations de l’Est de la République démocratique du Congo. Mais la forme qu’il a choisie pour les dénoncer – le roman – et le langage cru qu’il utilise pour toucher le cœur de ceux qui le lisent en font assurément l’un des témoins les plus crédibles de l’innommable.

Prenons, à titre d’exemple, son dernier roman, « Congo Inc, le testament de Bismarck » qu’il est venu présenter sur le Stand Livres et auteurs du Bassin du Congo lors du récent Salon international du livre de Paris (1). L’histoire, en apparence banale, est celle d’un jeune Pygmée ekonga d’une région forestière de la province de l’Équateur dans l’ex-Zaïre. Convaincu que les nouvelles technologies vont révolutionner le monde, il quitte son village la tête pleine de projets et d’idées dont la concrétisation lui permettront, du moins en est-il convaincu, de faire fortune et d’échapper ainsi au monde traditionnel dans lequel il a vécu jusqu’alors.

Laissons le lecteur suivre le héros du roman dans sa lente descente du fleuve Congo jusqu’à  Kinshasa où il se retrouve englué, comme des milliers d’enfants et de jeunes, dans une jungle urbaine où les comportements les moins humains sont de mise si l’on veut survivre. Arrêtons-nous en revanche, pour les méditer, sur les causes de la violence extrême qui explique cette plongée dans les pires excès : la quête insensée des matières précieuses et des matériaux rares que mènent en toute impunité les grandes entreprises occidentales, l’utilisation du meurtre, du viol et de la torture par les milices de tout poil afin d’asservir les populations, l’hypocrisie et l’aveuglement de la communauté internationale face à l’un des pires drames de l’Histoire moderne, l’usage généralisé de la corruption au sein même des Nations unies dont les représentants civils et militaires s’avèrent depuis vingt ans impuissants à ramener la paix sur le terrain, l’incapacité des gouvernants de la RDC à mettre de l’ordre dans ce chaos, l’indifférence criminelle des grands médias internationaux, etc., etc.

La force de Jean Bofane est qu’il décrit, de l’intérieur même, le drame que vivent aujourd’hui, dans l’indifférence générale, des millions d’hommes, de femmes et d’enfants. Même s’il a choisi la technique du roman pour en parler, le lecteur sait que ce qu’il raconte ne sort pas de son imagination mais traduit la réalité en termes crus d’autant plus frappants qu’ils sont émaillés de formules utilisées dans le langage courant par les peuples de cette région du monde. Et l’on  retrouve au fil des pages de son roman la terrible description que fait des violences faites aux femmes le Docteur Mukwege, l’homme qui a voué sa vie, dans l’hôpital de Panzi, à la réparation des victimes de violences sexuelles.

Disons-le sans l’ombre d’un doute : « Congo Inc. Le testament de Bismarck » devrait valoir à son auteur le Prix Nobel de littérature. Ceci, pour au moins deux raisons : la première est que ce roman, écrit de main de maître, contraint le lecteur à réfléchir au plus profond de lui-même ; la seconde est qu’il peut réveiller enfin les consciences endormies dont le sommeil a permis et permet toujours l’innommable de prospérer.

Quand donc l’humanité prendra-t-elle conscience que ce qui se passe depuis près de vingt ans dans l’Est de la RDC comme dans la région des Grands lacs est tout aussi innommable, sinon même plus, que ce qui se passa en Europe dans les camps d’extermination nazis durant la deuxième guerre mondiale ?

 

  1. In Koli Jean Bofane, « Congo Inc. Le testament de Bismarck ». Editions Actes Sud. 294 pages.
Jean-Paul Pigasse

Edition: 

Édition Quotidienne (DB)

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