Lettre ouverte à Alain Mabanckou

Mardi 24 Mai 2016 - 19:36

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Mon cher Alain,

Bonjour.

Il y a deux semaines tu annonçais à grands fracas sur les antennes de Radio France Internationale, puis de France Inter que tu venais tout juste d'adresser à François Hollande une lettre dénonçant la situation régnant au Congo qui, selon toi, est marquée par des élections truquées, des arrestations arbitraires, des violences contre les opposants, bref des atteintes continues à l'Etat de droit.

Comme tu l'avais sans doute calculé la sphère médiatique française s'est aussitôt enflammée faisant de toi le héros d'une lutte pour les droits de l'Homme, de la liberté, de la jeunesse, du progrès qui justifie tous les excès écrits, verbaux ou électroniques. Mais nous avons-nous-mêmes dit haut et fort, ici même, ce que nous inspirait l’entreprise de démolition que tu entreprenais contre le Congo (1).

Alors que nous ne nous étions pas vus depuis plusieurs mois nous avons décidé, à mon initiative je le reconnais, de nous rencontrer à Paris afin de parler de ces questions, d'échanger nos points de vue et, pourquoi pas, de parler de l'avenir. De cette conversation qui s'est déroulée jeudi dernier dans un lieu mythique du Quartier latin, le café-restaurant Les Editeurs, est ressorti le fait que tu étais profondément choqué du peu d'attention porté par les autorités congolaises à ton oeuvre et à ta personne, mais aussi que tu souhaitais participer de façon active à l'émergence du Congo en lançant notamment un grand débat sur les questions sociales, sur l'éducation, sur la culture, sur l'art.

J’ai donc tiré de cet entretien très amical à bâtons rompus la conviction que les attaques médiatiques auxquelles tu te livres dans le moment présent traduisent la frustration bien réelle d'un intellectuel de haut vol, premier Africain à professer au Collège de France, qui ne sait comment s'impliquer dans la marche en avant de son pays.

Revenu à Brazzaville j'ai dit à de nombreux amis que le divorce qui fait tant de mal à notre pays - je dis bien "notre" pays car je suis comme toi Congolais et Français - pourrait aisément être réparé. Et j'ai eu le sentiment d'être écouté.

Mais voilà que de nouveau, lundi, tu t'es livré sur le Web, par le canal du Monde Afrique, à une nouvelle et virulente attaque contre le Congo, contre son président, contre ses gouvernants, contre ses médias - dont évidemment, mais sans oser le dire, notre quotidien Les Dépêches de Brazzaville -, contre ses intellectuels et finalement contre son peuple (1). Non seulement tu as tenu des propos contraires à ceux que nous avions échangés dans le calme d'une salle de bistrot parisien, mais encore tu as choisi délibérément de te lancer dans une nouvelle diatribe publique qui ne te rapportera rien.

Permets-moi donc, et c'est l’objet de cette lettre, de te rappeler les quelques vérités suivantes.

1) Demander une audience au président de la République Française pour cracher sur son pays alors même que l'on vit à l'étranger, que l'on ne se rend jamais ou presque sur la terre de ses ancêtres, que l'on prend pour argent comptant les informations pour le moins falsifiées que diffusent à Paris de petits groupes d'opposants dépourvus de toute légitimité n'est pas faire preuve d'une grande lucidité.

2) Le Congo a vécu dans la dernière décennie du siècle précédent des tragédies sur fond de haine ethnique qui l'ont profondément marqué mais dont il s'est relevé grâce au travail accompli par ceux-là même que tu t'emploies à discréditer en les traitant de "dictateurs" de "corrompus", de "dinosaures" et autres qualificatifs laissant croire que le pays est en pleine régression alors même qu'il avance sur la voie du progrès comme chacun peut le constater.

3) Les formules que tu utilises dans tes interventions ont manifestement pour but de laisser croire que le Congo se trouve au seuil d'une nouvelle guerre civile alors, bien au contraire, que ce pays est reconnu comme le plus stable de la sous-région d'Afrique centrale et que la France elle-même, dont tu sollicites l'intervention, en est la première convaincue.

4) Certaines des formules que tu utilises pour justifier ton appel à François Hollande témoignent d'une vision du monde totalement dépassée. Celle-ci notamment :  "Pour régler les problèmes du Congo il faut discuter avec la France et avec le Congo. Avec les mamelles et le bébé en train de têter. Parler seulement avec le bébé n'apporte pas de solution. Et ce bébé est agacé de voir qu'un intellectuel a aussi accès à sa mamelle. Je vais d'ailleurs rencontrer le président François Hollande début juin" !"

6)  Pour justifier l’attaque que tu conduis contre le Congo – car c’est bien le Congo et non ses dirigeants que tu critiques âprement – tu affirmes haut et fort qu’il convient d’en appeler à l’ancienne puissance coloniale et tu emploies une formule qui témoigne d’un mépris pour ton peuple que l’on a rarement entendu. « J’ai écrit une lettre au Président d’un pays démocratique. C’est comme au billard : pour atteindre une boule il faut parfois tirer à côté et jouer avec les bandes ».

7) Affirmer, comme tu le laisses entendre sur les pages du Monde Afrique, que tes oeuvres sont interdites au Congo relève du mensonge pur et simple comme tu le sais parfaitement et comme chacun peut le constater en venant dans notre propre librairie des Manguiers à Brazzaville où tous les auteurs congolais, quoi qu’ils disent et quoi qu’ils pensent, sont mis en valeur. Cela ressemble fort à de la désinformation, pour ne pas dire de l’intoxication.

8) Contrairement à ce que tu prétends, le Congo place la culture et l’information au cœur de sa marche vers l’émergence. Tu le sais mieux que quiconque toi qui a observé attentivement ces dernières années le prestigieux stand Livres et auteurs du Bassin du Congo que nous installions dans le cadre du Salon international du livre de Paris, qui est cité sans cesse dans les rubriques littéraires des journaux comme le nôtre, qui a occupé une place centrale lors du festival « Etonnants voyageurs » à Brazzaville en février 2013.

 

Ce qui précède ne signifie nullement que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes et que, notamment, la culture dont tu t’affirmes un ardent défenseur bénéficie de tous les appuis qu’elle est en droit d’exiger, mais le tableau que tu dresses du Congo est trop éloigné de la réalité pour que l’on ne rétablisse pas la vérité. Si tu veux, comme tu le prétends, être entendu de la nation à laquelle tu crois t’adresser alors viens chez toi, parcours le pays, parle avec ceux et celles qui y vivent, ne te laisse par embobiner par le petit groupe d’expatriés qui t’entoure.

 

Cesse aussi de croire que la France t’écoutera et te placera au premier rang parce que tu essaies de flatter ses plus hautes autorités.

 

Le temps de la sujétion est passé. Le Congo est un pays libre.

 

Avec, malgré tout, mon amitié.

Jean-Paul Pigasse

 

  1. « Du porc-épic en vente sur la radio du monde ». Editorial paru dans Les Dépêches de Brazzaville le 13 mai.

 

  1. Site Internet Le Monde Afrique. « Entretien croisé avec les écrivains Alain     Mabanckou et Abdourahman Waberi ». 23 mai 2016.
Jean-Paul Pigasse

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