Mourir d’espérance à Lampedusa

Vendredi 6 Décembre 2013 - 10:11

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Le drame de l’immigration interpelle tout le monde, mais les solutions puisent davantage dans l’émotion que dans le réalisme

Une forêt de quelque 350 sapins va bientôt se dresser à Lampedusa. L’île italienne, au climat méditerranéen typique, voudrait ainsi rendre hommage à la mémoire de plus de 350 immigrés noyés au large de ses côtes le 3 octobre dernier, pratiquement sous les yeux du monde. Pourtant, passée l’émotion, ce n’est pas la bousculade vraiment pour une solution mondiale (« humaine », souligne le Vatican) à la répétition d’un drame qui engage la responsabilité (et la culpabilité ?) de beaucoup.

Et ce n’est pas le nom choisi pour cette forêt-symbole qui sera plantée le 21 novembre, « la Forêt de l’accueil », qui y changera quoi que ce soit. Et d’abord parce que les morts de ce début octobre ne sont pas les seuls. Dans la semaine qui a suivi, une autre embarcation, remplie de Syriens en fuite, a payé elle aussi son lourd tribut à la mer. En une vingtaine d’années, disent les humanitaires, ce ne sont pas moins de 25 000 personnes qui se sont noyées en Méditerranée en tentant de gagner l’Europe.

Le drame de Lampedusa s’est noué en quelques minutes en une soirée tiède d’octobre. Une embarcation partie des côtes libyennes, avec quelque 500 candidats africains à l’émigration en Europe, est en avarie de moteur, gîte, et commence à prendre l’eau. Les désespérés s’amassent d’un côté pour tenter d’attirer l’attention d’un avion en survol : c’est le naufrage.

Entre ceux qui ne savaient pas nager, ceux que l’épouvante et la peur ont tué de panique, les vieillards et les enfants restés coincés dans le fond de cale, la mer rendra plus de 200 corps. Auxquels s’ajoutera une centaine d’autres, ramenée à la surface par les plongeurs de la marine italienne. Il n’y aura que 155 rescapés. Dans les jours qui suivent, pêcheurs du large et promeneurs de plage ne cesseront de faire des découvertes macabres dans les filets ou le long du littoral. Le bilan officiel a été clos à 366 morts.

Des causes lointaines et proches

Le « mérite » du drame de Lampedusa – si tant est que l’on puisse trouver du positif dans la mort d’un aussi grand nombre de personnes – est d’avoir un peu décillé les yeux sur une réalité où tout s’imbrique. Umberto Bossi, leader populiste italien auteur d’une sévère loi sur l’immigration qui porte son nom, estime que c’est « le désordre » dans les pays dits du Printemps arabe qui a provoqué l’ouverture des vannes en grand des pays de la Corne de l’Afrique. De fait, la plupart des victimes étaient des Érythréens et des Éthiopiens. Mais ce serait prendre le problème en son milieu.

Avant, pendant et après de tels drames, il y a une infinité de causes dans les pays d’origine, les pays de transit et même des complicités dans les pays d’accueil qui alimentent un phénomène devenu un réel business. « C’est un complot des États-Unis d’Amérique », a-t-on annoncé en Érythrée. Pauvreté, guerres, régimes fermés sans espace national de dialogue, manque de travail et de débouchés sur l’avenir pour les jeunes, conditions de précarité extrêmes pourraient, pourtant, être les autres déclinaisons d’un tel « complot ».

Des déclinaisons qui renverraient aux responsabilités des pays d’origine. Amnesty International vient d’accuser le groupe pétrolier anglo-néerlandais Shell d’avoir pollué les terres agricoles du delta du Niger, au sud-est du Nigeria : combien de Nigérians sont morts au large de Lampedusa, cette année ou les années précédentes, en tentant d’abandonner une terre imbibée de brut et devenue infertile ? L’internationalisation du phénomène migratoire n’est pas à considérer sous l’angle de ses seuls effets aux portes de l’Europe.

L’Éthiopie vient d’interdire l’émigration des femmes « domestiques ». Elle vient en outre de décider de rapatrier ses ressortissants d’Arabie saoudite après la mort d’un Éthiopien qui aurait été tué par la police saoudienne. Deux Sénégalais sont récemment morts au Maroc, un Congolais (du Congo-Brazzaville) y a été assassiné : la volonté d’émigrer est décuplée par des conditions de pauvreté dans les pays de provenance, mais elle se heurte aux réalités socioéconomiques des pays de transit, qui souvent ne sont pas mieux lotis.

Appels à la solidarité

Que faire ? En Italie et même au Vatican, tout le monde s’accorde à dire qu’on ne viendra pas à bout du phénomène de l’immigration sans un minimum de solidarité. Mais chacun ne voit pas forcément cette solidarité de la même manière. L’Italie, qui vient de lancer une opération navale de patrouille en Méditerranée « pour sauver des vies en mer », incrimine l’Union européenne qui la laisse faire face seule aux flux migratoires. Le Vatican, lui, estime que se fermer « aux personnes à la recherche d’un mieux-vivre », c’est se mettre la tête dans le sable et renforcer la « globalisation de l’indifférence » que dénonçait déjà le pape François lors d’une visite historique à Lampedusa en juillet dernier.

La police italienne a arrêté quelques personnes impliquées dans la tragédie du 3 octobre à Lampedusa. Il s’agit d’un Tunisien, d’un Palestinien et d’un Somalien : une vraie multinationale du crime qui ne peut se contrer que par une multinationale de l’agir. Car, insistent les jésuites d’Europe, ce n’est pas tout de sauver des désespérés en mer : « Cet impératif moral doit aller de pair avec l’engagement à lutter contre les causes à la racine, comme le commerce des armes en Afrique et l’acceptation par l’Europe d’accueillir une partie de ces flux. » Il faut lutter contre les causes qui fabriquent les immigrations.

« Le phénomène migratoire a pris des dimensions historiques ; il ne peut être évalué en recourant à des catégories du passé », relève Marco Impagliazo de la communauté catholique romaine de Sant’Egdio, très en pointe dans l’aide aux migrants « ici et là-bas ». Il propose que Lampedusa devienne frontière de l’Europe et que des lois iniques comme le délit de clandestinité soient abolies en Italie. Dans les pays d’origine des réfugiés, c’est le silence. L’Union africaine a bien décrété un deuil continental le 3 novembre dernier, mais cela semble cautère sur jambe de bois. Dans la plupart des pays, la manifestation n’a même pas été observée. Et puis, pourquoi pleurer les 366 morts de 2013 et pas les 25 000 des dix-neuf années précédentes ? Les morts en mer et pas ceux des déserts nigérien ou libyen ?

Le monde semble désemparé. Beaucoup de solutions proposées frisent le verbiage et la bonne conscience à peu de frais. Le président du Parlement européen, Martin Schultz, visitant la communauté Sant’Egdio de Rome et y rencontrant des immigrés, a été d’une franchise rare : « Je n’ai pas de solution immédiate aux problèmes que vous m’avez exposés ; ce ne serait pas correct de vous dire qu’il y en a une. Mais je dis que les personnes qui cherchent à venir ici ont le droit d’avoir dans leur pays un avenir meilleur, plus humain. Elles ont besoin de démocratie, de droits, de travail. Et c’est de cela que nous devons nous occuper dans le cadre de la politique étrangère européenne. »

Lucien Mpama