Prix des 5 continents de la Francophonie: un nouvel auteur à découvrir cette semaine

Samedi 9 Septembre 2017 - 22:59

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Pendant 10 semaines, jusqu’aux délibérations du jury, Les Dépêches de Brazzaville présentent les dix romans finalistes du 16e Prix des 5 continents de la Francophonie. Le Prix sera remis le 11 octobre de 9h30 à 10h30, sur le Pavillon d’honneur « Francfort en français » dans le cadre de la Foire internationale du livre de Francfort (Allemagne)

 

Extrait de « Rapatriés» de Néhémy Pierre-Dahomey (Haïti) au Seuil (France)

« Nènè s’endormit le premier soir à Rapatriés avec sa femme et ses enfants. Il fit son rêve habituel, celui qui le tracassait quand il dormait à jeun. Il était dans un petit bateau, un voilier secoué par les vagues. Il voyait passer une main de femme tentant de le tirer de là. La femme semblait toujours anormalement grande dans le décor du rêve. Tel un génie ou la maîtresse de l’eau, un esprit fait chair ou un ange familier. À l’extrémité du bras, là où il cherchait une tête, il voyait un carré de miroir. Le miroitement laissait apparaître tour à tour le visage de toutes les femmes de sa vie. En commençant par Soeur Mireille, sa mère. Ce va-et-vient miroité se terminait bien souvent avec Belli, après avoir montré Riflane, la mère de John et Johnky. À la fin du rêve revenait toujours cet état entre veille et sommeil où il avait l’impression que la chambre était un voilier et qu’il naviguait. Au point que, parfois, il gueulait un Au secours ! à réveiller tout le voisinage. Quand il y avait quelqu’un avec lui dans le lit, il lui tirait fort le bras, comme pour le protéger ou pour se rassurer.

Au début, lorsqu’il avait vingt ans, ce rêve bouleversait tant ses nuits, avec toutes sortes de variantes, que Soeur Mireille lui recommandait de prier tous les soirs avant de dormir. Ce qu’il aurait fait de bon coeur, mais cette prière impliquait tellement de règles de vie qu’il avait compris que sa mère lui demandait en fait de la rejoindre dans le protestantisme en expansion dans les quartiers, comme une nouvelle mode. Ce qu’il aurait aussi fait de bon coeur et qu’il avait même tenté de faire, sauf qu’on ne renonçait pas si facilement à la rauque odeur de cuisine de Riflane, qui à l’époque était servante chez sa mère, ni à l’avenir prometteur et au passé glorieux, c’est-à-dire aux seins lourds et aux grosses fesses de Belliqueuse Louissaint. Même s’il avait fait le démiur­gique effort de se refuser aux femmes, l’Église protes­tante n’aurait pas été plus indulgente sur son usage immodéré de l’alcool depuis le plus jeune âge. L’alcool, une natation quotidienne dans l’eau-de-vie, l’aiderait toute sa vie à affronter ses nuits de somnambule.

Quand il poussa le cri habituel, puisqu’il fit le rêve plus tôt que d’habitude et que, somme toute, ni Belli ni les enfants ne s’étaient habitués à cet agissement nocturne, chacun fut saisi, à sa manière, d’une grande frayeur. Trois des enfants lui répondirent en choeur, l’une avec des pleurs, les deux autres boudeurs et tremblotants. Nènè passa le bras droit fermement autour de Belli et déclama :

– N’aie pas peur, femme, je serai toujours là, au fin fond de notre naufrage !

Belli reprit courage sur ces paroles de somnambule mais les enfants se montrèrent moins conciliants. À force de supplications, de caresses et d’intimidation, on réussit à rendormir John et Johnky. La nouvelle-née exigeait à la fois moins et plus. Plus, parce qu’elle ne voulait rien entendre, et moins, parce qu’il aurait suffi d’un morceau de sucre ou de deux gorgées de limonade bien fraîche pour la calmer. Ce dont ses parents ne disposaient pas, par la faute de l’empressement avec lequel ils s’étaient précipités à Rapatriés. Le bébé finit par se rendormir, si fatiguée par une crise de hoquet qu’elle ne pouvait continuer à fendre la nuit de ses cris aigus et envoûtants.

Dans le marais de leur vie commune, le couple s’entendait sur beaucoup de points, excepté, en l’occur­rence, sur la possibilité de faire l’amour avec les enfants juste à côté. Pour Belli, il ne fallait pas se laisser aller dans le voisinage des enfants, même avec la plus grande discrétion imaginable, même si l’envie lui en arrachait les parties. Nènè, qui voyait la chose tout autrement, renou­velait tout de même ses tentatives. Ce soir-là, il puisa de son échec un bon prétexte pour décréter qu’aucun homme bien-portant n’accepterait de dormir, comme qui dirait derrière le dos de sa femme, sans pouvoir la toucher, et que ce ne serait pas son cas. Il s’estimait donc en droit de ne plus passer la nuit dans cette case jusqu’à ce qu’il trouve les moyens de l’agrandir afin d’aménager leurs propres espaces aux enfants et de garantir un berceau à la nouvelle-née.

Belli n’accorda aucune importance à ces propos de mâle en rut. L’aube chassa la nuit sur une note d’espoir : celui de bercer la nouvelle-née, cette enfant à qui on avait oublié de donner un nom. »

 

 

A propos de l'auteur: Néhémy Pierre-Dahomey est né à Port-au-Prince en 1986. Installé à Paris depuis quatre ans, il poursuit des études de philosophie. Rapatriés est son premier roman.

 

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Légendes et crédits photo : 

cp/dr

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