Suzanne Bellnoun : « L’entrepreneuriat féminin constitue le poumon économique de l’Afrique et représente un espoir pour l’Europe »

Dimanche 30 Mars 2014 - 7:30

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Suzanne Bellnoun est directrice de la société Bel’Art Import-Export, présidente fondatrice de l’Organisation des femmes africaines de la diaspora et présidente fondatrice du Club des Africaines entrepreneures d’Europe, membre du Lobby européen des femmes et promotrice de la Coopérative des femmes rurales à Ékité (Cameroun). Elle est lauréate du Prix du Conseil supérieur du notariat 2012. Entretien

Suzanne BellnounTous les yeux se tournent vers le secteur privé qui doit créer les millions d’emplois nécessaires pour absorber la main-d’oeuvre supplémentaire qui va inonder le marché du travail africain dans les quarante ans à venir, la population africaine devant doubler d’ici à 2050. Quelle place pour l’entrepreneuriat des femmes ? Qu’est-ce que l’Europe peut apporter à l’Afrique sur ce point ?
Je dirai plutôt : en quoi l’Afrique avec la croissance, l’augmentation de sa population et des compétences à l’extérieur comme à l’intérieur du continent pourrait aider l’Europe en crise ? Je n’accepte pas la logique d’aide, mais nous pouvons parler d’entraide entre l’Afrique et l’Europe y compris en ce qui concerne l’entrepreneuriat féminin. Celui-ci constitue le poumon économique de l’Afrique et représente l’espoir pour l’Europe en période de crise. L’Afrique est le continent où les femmes entreprennent le plus dans le monde. Mais il faut voir quels sont les points forts et les points faibles de cet entrepreneuriat. Ce que nous pouvons apprendre de l’Europe, il faut l’adapter à notre environnement et les Européens ont aussi beaucoup de choses à apprendre chez nous. Les Africains devraient s’inspirer en cela des Asiatiques qui dominent le monde sans s’être détachés de leur culture : ils viennent chercher en Occident ce qui leur manque et en font une recette personnelle adaptée à leur environnement.

À l’heure actuelle, les femmes entrepreneures exercent essentiellement dans le secteur informel. Quel accompagnement suggérez-vous pour que les jeunes ne suivent pas le même chemin ?
Les femmes africaines ont cette fibre entrepreneuriale qui est la base de tout. Il faut capitaliser là-dessus. L’idée est que les jeunes développent, par exemple, le petit magasin familial pour en faire un supermarché. À l’école, on ne motive pas assez les jeunes femmes dans l’entrepreneuriat. Aujourd’hui, en Europe, on envisage d’enseigner l’entrepreneuriat dès le collège. Si on intégrait l’aspect entrepreneurial féminin dans les écoles, cela aiderait à accompagner les jeunes à non seulement prendre leurs mères comme modèle, mais aussi à développer de manière formelle leurs structures. Les États ont intérêt à investir dans ce domaine, car on ne peut pas avoir une croissance solide et durable si l’informel, surtout les femmes et les jeunes ne sont pas pris en compte. Des solutions doivent être trouvées, qui ne sont pas seulement financières, il faut un accompagnement adapté pour tous types de femmes, même celles qui sont analphabètes. Ces femmes ont déjà la logique commerçante, et c’est dans cela que l’on doit les accompagner pour valoriser ce qu’elles font, leur faire comprendre que leur activité peut s’agrandir. Le problème se pose également pour les femmes de la diaspora. Souvent elles reproduisent en Europe ce schéma d’entreprendre dans l’informel par manque d’information. Ce n’est pas pour un gain, leurs marchandises sont saisies ou détruites à l’aéroport, car elles n’ont pas d’autorisation, elles écopent de contraventions... Nous avons mis sur pied des actions de formation qui leur sont destinées avec le soutien du Fonds social européen. Nous cherchons et diffusons l’information dans la communauté afin par exemple de leur permettre de savoir comment monter un dossier pour obtenir un crédit.

Les femmes sont de plus souvent cantonnées à de micro-entreprises de travaux en bas de la chaîne de valeur et à forte intensité de main-d’œuvre (tels que l’aviculture, la broderie, la couture, le tissage de tapis, l’artisanat, l’apiculture et d’autres activités). Comment leur faciliter le passage vers des entreprises plus ambitieuses de fourniture de services ?
Ce n’est pas l’ambition personnelle qui leur manque, mais elles rencontrent beaucoup de barrières. Cependant même dans ces activités, si ces femmes sont bien soutenues et que leurs activités sont valorisées, on peut faire des choses. Souvent on n’enseigne pas aux femmes à gérer leurs structures ou à voir grand dans leurs activités en plus de leur apprendre un métier. Quand elles ont des idées pour sortir des stéréotypes (coiffure, couture…), on ne les soutient pas et même les portes de la microfinance leur restent fermées. Je suis d’ailleurs contre cette idée que lorsqu’on parle de l’entrepreneuriat féminin on le lie toujours à la microfinance. Qui a décidé que les femmes sont faites uniquement pour la microfinance ? Cela bloque l’esprit des femmes. De nombreuses femmes en Afrique sont dans une situation intermédiaire où elles ont des structures qui ne répondent plus à la microfinance, car leur taille s’est développée mais qui ne peuvent avoir recours aux banques qui sont frileuses. Il ne leur reste comme recours pour financer leur développement que les tontines, donc l’informel. Il faut donc la volonté des décideurs et des financeurs tout en tenant compte des besoins spécifiques des femmes. La création d’une banque féminine avec des normes de crédit adaptées aux besoins des femmes serait un grand pas en avant. Car bien souvent, les hommes iront plus facilement que les femmes hypothéquer un titre foncier pour faire un dépôt de garantie afin de développer leurs activités.

Les jeunes femmes qui seront sur le marché du travail seront essentiellement urbaines. Quels accompagnements spécifiques pour elles ? Comment les intégrer sur le marché du travail ?
Il faut un travail de sensibilisation de tous les acteurs sur ce qu’est l’entrepreneuriat féminin en Afrique. Il faut que les décideurs et les financeurs intègrent que les femmes puissent être autre chose que couturières, coiffeuses, vendeuses ou agricultrices au village. Elles peuvent faire de l’import-export, être mécaniciennes, ingénieures dans les ateliers de réparation d’objets informatiques, etc. Il en va aussi de l’intérêt des décideurs. En effet, les États perdent des sommes faramineuses, car ils ne perçoivent pas d’impôts sur le secteur informel. Les organismes de microcrédit perdent des clients potentiels, car les femmes investissent dans les tontines. Tout le monde serait donc gagnant, ce n’est pas un service que l’on rend aux femmes.

Il y a en cela une différence entre le monde anglophone, où il y a pléthore d’exemples de femmes chefs de grands groupes et le monde francophone, où cela est extrêmement rare. Y a-t-il une raison particulière ?
Les Anglo-Saxons sont très pragmatiques, l’entrepreneuriat dans les pays anglo-saxons est plus encouragé et la femme reconnue dans ses compétences et son dynamisme. Le système dans ces pays reconnaît la valeur de la femme quelque soit sa catégorie dès lors que l’on démontre un savoir-faire. Si une femme analphabète a un business florissant chez les anglophones on lui accordera un prêt, pas chez les francophones. Si la Francophonie ne prend pas cela en compte, les Anglo-Saxons risquent de grignoter la partie francophone, car les gens vont naturellement là où ils sont reconnus. La femme transmet la langue et est la base de la culture, la Francophonie aurait donc tout intérêt à favoriser l’entrepreneuriat féminin.

Propos recueillis par Rose-Marie Bouboutou