Opinion

  • Réflexion

Soudain la voix de Pierre Savorgnan de Brazza s’est élevée …

Lundi 28 Octobre 2013 - 0:09

Abonnez-vous

  • Augmenter
  • Normal

Current Size: 100%

Version imprimableEnvoyer par courriel


La nuit tombait doucement sur Brazzaville. Dans le ciel, au-dessus du mémorial où reposent les restes mortels de l’explorateur, les hirondelles s’affairaient, montant peu à peu en criant vers les nuages dans lesquels bientôt elles se fondraient. Arrivé quelques instants auparavant, j’avais franchi la porte du monument, puis, ayant fait une halte devant la vaste fresque qui relate l’incroyable aventure vécue par Pierre Savorgnan de Brazza et la case symbolique qui rappelle l’accueil réservé par le roi Iloï 1er à cet Italien adopté par la France, j’étais descendu comme à l’accoutumée dans la crypte où il repose avec sa femme et ses trois enfants.

La main posée sur le marbre de la tombe je laissais mon esprit vagabonder, revivre la longue journée qui s’achevait, songer aux problèmes qu’il me faudrait résoudre dans les heures ou les jours à venir, penser à tout et à rien. Soudain, sans que rien laisse prévoir ce miracle, une voix s’est élevée dans le silence du lieu magique où je me trouvais seul une fois encore. Grave, triste, empreinte de colère, elle m’a dit :

« Tu es venu, mon frère, sur les hauteurs d’Alger où je reposais depuis plus d’un siècle. Avec les membres de mes familles italienne et française, avec les représentants officiels de l’État congolais, de l’État français, de l’État algérien, tu as entrepris de rassembler ce qui restait de mon corps et du corps de ceux que j’ai le plus aimés au monde. Vous m’avez placé dans la soute de cette machine volante que vous utilisez aujourd’hui pour vos déplacements et en quelques heures vous avez franchi l’espace immense que j’avais mis des mois, des années à parcourir en quête d’un pays que je ne connaissais pas, mais qui me fascinait au point de tout lui sacrifier. Revenu enfin sur la rive de ce fleuve majestueux devant lequel j’avais tant rêvé et où mon âme aspirait depuis toujours à reposer, j’ai enfin trouvé la paix, la sérénité, la vie qui m’avaient été arrachées parce que je défendais le peuple congolais contre les compagnies prédatrices acharnées déjà à piller ses ressources naturelles.

Sais-tu, mon frère, l’acte ignoble que la France, ce pays qui m’avait adopté et auquel j’ai tout donné, s’apprête à accomplir ? Sais-tu qu’à des milliers de kilomètres du havre de paix où nous nous trouvons, des juristes inconscients, agités par une poignée de parents jaloux qu’assiste dans leur sinistre entreprise le descendant d’une famille qui bâtit sa fortune loin d’ici en asservissant d’autres peuples, tentent de m’arracher à ce lieu où je vis désormais heureux, ce lieu de mémoire élevé au cœur de la ville qui porte mon nom et qui fut la capitale de la France libre ? Sais-tu le crime contre l’esprit et contre l’homme que s’apprêtent à commettre, sous des prétextes futiles, au nom du même colonialisme sauvage que j’ai combattu jusqu’à la mort, des hommes et des femmes dépourvus de mémoire et mus par on ne sait quels desseins ? Sais-tu que mon âme vit à nouveau dans la crainte de quitter le sol où je repose avec les miens, de ne plus voir et entendre le Congo descendre lentement vers les rapides qui le mèneront jusqu’à l’océan, de ne plus accueillir chaque jour le flot continu d’enfants, de femmes, d’hommes qui viennent découvrir cette longue histoire qu’ils n’ont pas vécue et qui pourtant les a façonnés ?

Va, mon frère. Ne laisse pas ce nouveau crime s’accomplir. Avec celles et ceux qui furent à l’origine de mon retour, dis haut et fort que l’on doit laisser les morts reposer en paix, que les bassesses de ce temps ne sauraient justifier un nouvel exil qui me tuerait une deuxième fois, que je ne suis plus là physiquement mais que mon esprit est présent, plus vivant que jamais. Dis aux parents dévoyés qui tentent de me tuer à nouveau qu’un jour, parce que l’homme est mortel, ils me rejoindront et qu’à l’heure précise où ils cesseront de respirer, il leur faudra rendre compte de cet acte odieux devant l’Éternel et en ma présence. Dis aux autorités de ce pays qui est plus que jamais le mien qu’elles ne cèdent pas aux agressions conduites depuis la lointaine et décadente Europe. Dis à l’Église et à mes frères que l’on ne réécrit pas l’Histoire, que j’ai cru et que je crois toujours en eux, que là où je me trouve je veille sur vous tous et que vous devez vous mobiliser afin d’empêcher l’innommable de se produire. »

La voix s’est tue. Dehors la nuit était tombée, les oiseaux avaient disparu, le silence régnait. Mais de la tombe voisine du professeur Detalmo Pirzio Biroli, ce parent de Pierre Savorgnan de Brazza qui fut à l’origine du retour des cendres de l’explorateur à Brazzaville, s’est élevé un souffle qui ressemblait à un soupir.

Jean-Paul Pigasse

Edition: 

Édition Quotidienne (DB)

Réflexion : les derniers articles
▶ 7/9/2024 | Et la France se dota …
▶ 2/9/2024 | Mieux vaudrait …
▶ 17/8/2024 | Responsabilités
▶ 10/8/2024 | Aux Grands de ce monde …
▶ 2/9/2024 | Mieux vaut prévenir …
▶ 19/8/2024 | Que va-t-il se passer ?
▶ 7/8/2024 | Ingouvernable ?