Les Dépêches de Brazzaville



Aristocracks ou Anarchics : la Sape, une épopée congolaise


L’héritage colonial

Riche en ressources diverses, en effet, le Bassin du Congo, qui est depuis sa découverte terre de convoitise, a été soumis à de multiples influences. Contre quoi s’élevèrent des répulsions ethniques, bien entendu, que la colonisation vainquit par la Bible et la culture, entre autres moyens… L’exploitation minière, celle des ressources humaines et l’activité commerciale qui s’ensuivit furent à l’origine d’une agitation, dont l’afflux d’Occidentaux aux manières restées fixées dans l’imagerie des autochtones. On l’aura compris, c’est de cela que seraient né des générations plus tard le néodandysme qui y a pris son envol. Celui-là même qui est depuis l’expression d’un mouvement autour de la Sape que traduit une attraction passionnée pour l’élégance. Cet acquis de la colonisation a été transmis et conforté par ces auxiliaires constituant le contingent de supplétifs affectés à la besogne au service des colons. On a cité les marmitons, les plantons, les commis de l’administration et autres locaux assermentés (dans la milice, la police, etc.). Ceux-ci, après le travail à la cité européenne, investissaient à la nuit tombée les quartiers indigènes qu’ils habitaient, rapportant avec eux des habitudes culinaires et vestimentaires en particulier. Un acte d’assimilation était ainsi posé qui flattait sans doute les colons. Pourquoi pas ? Une satisfaction certaine pour la mission civilisatrice qui était la leur !

Les allées et venues d’un continent à l’autre des populations, parmi lesquelles les Africains engagés dans différentes guerres, ont également pour la postérité instillé dans la communauté de l’attendrissement pour l’élégance. Aristocracks ! Ils sont ainsi désignés par cet épithète qui procède du mot crack entre autres noms du glossaire, ou lexique fourni et varié de la mouvance. Tels les demi-Dakar, Sapeur, etc. pour un anachronisme des plus célèbres. À cela s’ajoute l’impudence d’avoir inventé dans la langue nationale des mots comme ngaya, tchi ndongo qui vont chercher leur traduction en français. Ce qui ne fait pas oublier que cette cocasserie polissonne a pu cacher quelques expressions sérieuses et imaginatives, qui se retrouvent malheureusement au banc de la société du fait que celle-ci ne les a pas utilisées.

Cette « aristocracktie » de la rue, qui a élevé l’esthétique en valeur, se dresse désormais comme une opposition souriante à l’aristocratie ou la petite bourgeoisie nationale. Une communauté s’est ainsi constituée au sein de laquelle, fixant ses propres règles, la fortune ou le statut social ne suffisent pas pour votre accréditation dans ce cercle. C’est dire qu’en ce qui concerne la lutte des classes, il est une double victoire sur la mixité sociale et l’éthnicisme que tout un joli monde se soit mélangé. Avec pour seuls critères le bel habit, la civilité, la bienséance, la convivialité et la non-violence. N’en déplaise à de nombreux sociologues, le chic congolais est, cela étant, loin d’être un marqueur social. Ni l’argent ni l'origine n'assurent d’un agrément dans cette confrérie, qui ne l’accorde que par la brigue. La pratique a touché toutes les couches de la société. En être serait à tout le moins une tentation non-dissimulée pour ceux de l’establishment.

Prétention nationale ou non ?

La Sape, qui s’est par ailleurs institutionnalisée après son appropriation, a été érigée en bien culturel dont les défilés sont livrés en spectacle à leurs hôtes par les officiels congolais. Serait-ce là la démonstration d’une prétention nationale assumée ? Devrions-nous nous laisser aller à la comparaison ? On identifierait les cracks congolais aux jeunes élégants français qui déambulaient dans les années 1960 du Quartier latin au drugstore des Champs-Elysées ? Ils correspondent, font-t-il penser, au chapisme proche de l’iconographie des revues de mode comme les Men’s Apparel Arts, Adam d’antan et autres Monsieur, Dandy, Balthazar ou Vogue d’aujourd’hui.   

Bien au contraire, des anarchics que sont ces sapelogues ou sapologues qui, tenant les conventions à la marge, leurs disputent quelques codes affinitaires consentis. Cependant, les anarchics chez qui l’éphémère l’emporte, un registre ou un ton plus agressif sont d’une esthétique affolée. Tout dans l’exubérance, ils ont fait le choix de la transgression. Pour preuve cette propension à la couleur, et une accessoirisation chic, certes, mais donnant dans le clinquant.

Contre l’insolence discrète donc des Sapeurs, il est opposé la stridence et la sonorité d’une sapelogie aux antipodes du convenu. Ce désordre apparent, quoi qu’étudié, les différencie ces anarchistes. Ils les rapprochent des drapers Zoots en d’autres continents bien lointains…

Dandys des grands chemins, ces aristos sans nuance promenant leur grâce en majesté, ont écumé la rue des M’Backa, les avenues de la Paix ou Matsoua à Brazzaville. Tout comme ces anars qui, place Vis-à-vis à Matongué ou boulevard du 30-Juin ont pavoisé à Kinshasa. S’appropriant des mœurs pour enfin atterrir dans le Paris modeux, sans que la distance n’ait éteint cette ferveur pour la Sape aux travers des forêts et fleuves franchis.

Rendons donc aux Congolais ce qui peut être reconnu aux Congolais qui sont furieusement à leur place sur le sujet… Ce n’est donc pas un hasard si le mouvement s’est ouvert une galerie des plus institutionnelles : le musée Dapper. Celui-ci, mitoyen de l’ambassade du Congo à Paris, a été le théâtre d’une programmation photographique autour de notre pays et sa communauté élégante qui a duré une bonne année 2010.


Jean-Marc Zyttha-Allony