Les Dépêches de Brazzaville

Evocation: la guerre des socialismes

Socialisme scientifique contre socialisme bantou. En 1968, après l’épilogue du 4 septembre matérialisé par la démission du président Alphonse Massamba-Débat, le procès-verbal de son éviction était dressé. Promue à être claironné par voix d’hérauts dans tout le pays, sur  des places publiques, dans des enceintes ou des espaces ouverts, l’énumération des torts présidentiels faisait grand cas du coup de force contre le socialisme scientifique. Le président déchu était accusé et raillé d’avoir voulu imposer une idéologie dite socialisme bantou à la place du socialisme scientifique devenu canonique par la grâce du congrès de juillet 1964.

Cette accusation était loin d’être une simple vue d’esprit, une rhétorique qu’entonnent en pareilles circonstances les tombeurs d’un régime. Après le soulèvement des 13, 14 et 15 août 1963 et l’arrivée au pouvoir inattendu d’Alphonse Massamba-Débat, un congrès avait réuni les forces pro-révolutionnaires en juillet 1964 pour s’accorder sur la suite des événements. La naissance du Mouvement national de la révolution (MNR), parti unique « expression de la volonté du peuple congolais et garant de la pérennité  de l’esprit qui a présidé à la Révolution » avait été saluée comme un jalon inestimable dans la mise en orbite du nouveau pays. Le socialisme scientifique avait reçu l’onction des congressistes comme dispositif idéologique du nouveau parti, «creuset où se forge la conscience politique du peuple congolais ».

Elu président de la République, chef de l’Etat, par le scrutin parlementaire indirect du 8 décembre 1963, Alphonse Massamba-Débat était aussi devenu le secrétaire général du MNR pendant ce congrès. Toutefois, réservé et novice dans le grand jeu politique et les intrigues de cour, il avait participé à ce congrès juché sur son précieux fauteuil comme écueil qu’on charrie sans peser ou chercher à peser sur les choix cardinaux des assises. Comme on le verra, après une année au pouvoir, la tactique de l’ancien instituteur au cours de ce congrès avait consisté à temporiser, à gagner du temps et à comprendre.

A l’ère des révolutions dans le tiers-monde dans les années 1960 et 1970, le socialisme scientifique était une option très attractive pour les prétendants au pouvoir. Ses deux mamelles nourricières expliquaient cette attraction. En effet, cette option avait comme on dit en informatique un côté soft et un côté hard. Dans le premier cas, son corpus doctrinal élaboré par Karl Marx, Friedrich Engels, Vladimir Lénine ou Mao Zedong démontait les mécanismes de l’ancien monde oppressif et projetait un tapis rouge pour l’avenir des peuples. Dans le second cas, les démocraties populaires, Union soviétique et satellites, et Chine populaire étaient des soutiens tout indiqués des pays qui choisissaient le socialisme scientifique.

Le Congo était logé à cette enseigne. L’hôpital Blanche Gomes, construit par les Soviétiques, et l’usine textile de Kinsoundi montée par les Chinois sonnaient comme des gages du judicieux choix du socialisme scientifique.

Mais vers la fin de l’année 1967, avec l’apparition de son opuscule « Révolution et construction nationale », le président jetait bas son masque. Le novice du congrès de 1964 avait mûri et s’estimait en droit de critiquer une « idéologie d’importation ». Au terme de sa maturation, Alphonse Massamba-Débat estimait que «  le socialisme doit être vécu, désiré et accepté par le peuple dont il veut être l’instrument de progrès et de travail et non imposé ». Dans le même élan, il constatait qu’ « il est aberrant pour les Africains de se montrer plus royalistes que les rois en cherchant à calquer fidèlement leurs institutions sur celle des pays pour lesquels ils manifestent des sympathies où ils adoptent la doctrine ».

En opposition avec le socialisme scientifique, une vision d’un socialisme bantou congolais était née. Le président était quasiment aligné sur la vision du dirigeant tanzanien, Julius Nyéréré, avec sa doctrine du socialisme dite Umoja.

Cependant, la suite montra que le démantèlement du socialisme scientifique n’était que le premier maillon du chamboulement de l’édifice politique et institutionnel du pays que le président Massamba-Débat avait entrepris de reformer seul en dehors de l’appareil du parti et des institutions constitutionnelles. Sa défaite du 1er août 1968 consacrait la fin de la guerre des socialismes qu’il avait engagée. Ses vainqueurs, les tenants du socialisme scientifique, s’estimaient en septembre 1968 s’être débarrassés d’un apostat. Dans les faits, sa démarche s’apparentait à celle jadis d’Eduard Bernstein sur le marxisme. Accusé de révisionnisme par les puristes radicaux, la vision de Bernstein fut à la base de la création de la social-démocratie en Europe. En 1968, le révisionnisme d’Alphonse Massamba-Débat s’était terminé dans un cul-de-sac.

 

 



François-Ikkiya Onday-Akiera