Les Dépêches de Brazzaville



Interview. Abd Al Malik : « Les livres m’ont permis de devenir l’homme que je suis »


Les Dépêches de Brazzaville (L.D.B.) : Votre dernier livre-album-spectacle s’intitule Le Jeune noir à l’épée. De quoi s’agit-il ?

Abd Al Malik (A.A.M) : Le Jeune Noir à l’épée est un long poème sur l’identité. Je réfléchissais sur la suite à donner à mon dernier album (ndlr : Scarifications, sorti en 2015) quand le musée d’Orsay m’a sollicité sur le projet d’exposition aujourd’hui en cours à Paris Le modèle noir, de Géricault à Matisse*. J’ai tout de suite su que de cette exposition devrait naître quelque chose d’important et de révolutionnaire. Pour la première fois, un musée de cette envergure consacrait une exposition totalement tournée vers la figure noire dans l’histoire de l’art. Un tableau de Pierre Puvis de Chavannes intitulé Le jeune Noir à l’épée m’a bouleversé. Tout est parti de là avec l’idée de mêler à la fois récit poétique, art pictural et tableaux de maîtres, en y associant un album audio et un spectacle autour de la danse avec le chorégraphe burkinabé Salia Sanou.

L.D. B. : Auteur, compositeur, interprète, écrivain, réalisateur, vous avez souvent associé dans vos créations différentes disciplines artistiques. Pourquoi ce mélange de cultures entre peinture et poésie ?

A.A.M. : Ce n’est pas tant un mélange qu’une mise en dialogue. Ces différentes disciplines sont des mediums et le medium n’a de sens que par rapport à l’émotion, l’humanité, qu’il contient. L’idée est de les mettre en dialogue : que l’art pictural parle avec la poésie, la poésie avec la littérature, la littérature échange avec la musique. Ce travail s’inspire aussi de la poésie de Baudelaire et de la philosophie d’Edouard Glissant. Baudelaire est le poète du spleen, une sorte de « soleil noir » ; mes textes sont tournés vers l’espoir et la vie. Je voulais mettre en contrepoint cette poésie liée à l’urbanité, le cheminement d’où je viens, avec celle de Baudelaire. Je l’ai donc convoqué en invité spécial et j’ai parlé de sa maîtresse Jeanne Duval qui était une jeune femme noire. La complexité des problèmes du couple mixte Baudelaire-Duval au XIXsiècle sont encore d’actualité ! Ainsi, comme l’exposition, je montre dans ce livre que la présence noire en France et en Europe ne date pas d’aujourd’hui. C’est une présence ancienne, bien réelle, et il y a toute légitimité à parler de la figure noire dans l’histoire.

L.D.B. : Attardons-nous dans votre livre sur la photo des participants au premier Congrès international des écrivains et artistes noirs en 1956. On y reconnaît Alioune Diop, créateur des Éditions Présence Africaine. Que retenez-vous du combat de ces pionniers ?

 A.A.M. : Alioune Diop figure non seulement sur la photo mais il est le principal initiateur de la rencontre de ces intellectuels noirs. C’est lui qui les a édités pour la plupart. Avoir sur une même photo en 1956 Cheikh Anta Diop, Amadou Hampâté Bâ, Frantz Fanon, Edouard Glissant, Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, Léon Gontran Damas, etc., c’est bouleversant ! D’une certaine façon, on continue le travail de ces figures illustres qui ont parlé du fait d’être noir mais, comme le dit Césaire « noir comme un département de l’humanité ». C’est-à-dire de cette légitimité du Noir à représenter l’universel, aussi légitime qu’un Blanc ou que n’importe quelle couleur représente l’humain. Cette problématique réside profondément dans nos cultures, dans la culture européenne. Elle est la conséquence de l’esclavagisme et du colonialisme. Ce combat légitime est important pour les Noirs et pour l’humanité. Il est essentiel de comprendre que c’est ensemble que l’on fera avancer positivement les choses, en reconnaissant les singularités et la possibilité que chacun a, à la fois d’être singulier et de nous représenter tous. Finalement qu’importe notre couleur de peau, c’est un travail profond que l’on doit mener.

« J’ai dix-neuf ans et je suis Noir. Ceux qui ont l’œil du cœur ouvert savent bien que la couleur n’est qu’un jeu de lumière. Une réfraction qui a eu lieu à un moment plus ou moins précis de notre histoire collective. Et cette réfraction a pris corps... » Abd Al Malik

L.D.B. : Parmi les poèmes de ce premier volume, un texte est intitulé Congo mon amour. Cette flamme déclarée aux deux rives du majestueux fleuve, c’est une évidence pour vous ?

 A.A.M. : Mes racines sont importantes et je suis fier de mes origines congolaises, africaines. A travers ce texte, je montre que je suis aussi un homme passerelle et un bâtisseur de ponts. Culturellement, il est important d’unir les deux Congo. C’est la solidarité, l’entraide, la reconnaissance de notre culture commune qui font en sorte que tous, on avance positivement quand les esprits chagrins veulent diviser. L’important est de rassembler. Et  voilà ces deux grandes nations qui au fond culturellement n’en font qu’une ! En toute humilité, mon idée est de mettre du lien. On reconnaît la singularité de chacun mais on doit aussi admettre que l’on est imbriqués et complémentaires d’une certaine manière. La collaboration en 2010 avec Papa Wemba (ndlr : sur l’album Château-Rouge) symbolisait ces passerelles, ces recherches de liens. Si l’on veut changer les choses dans le monde, il faut commencer à faire un travail local pas seulement géographique mais rattaché à ses racines propres, reconnaître la singularité et mutualiser nos forces.

L.D.B. : A l’écoute de l’album audio, quel message livrez-vous dans ces neuf titres de slam signés Régis Fayette-Mikano ?

A.A.M. : Le premier titre est en réalité signé du grand Gérard Jouannest pianiste compositeur de Jacques Brel, époux et pianiste de Juliette Gréco. Ils forment ma famille de cœur et j’ai voulu mettre en lien cette famille artistique avec les problématiques liées au fait d’être Noir. Et cela commence par un prélude Justice pour Adama, titre dédié au jeune Adama Traoré mort dans les quartiers en France, avec en filigrane l’idée de la recherche de la justice. Je m’interroge si le fait d’être Noir né dans un quartier populaire l’a précipité à sa perte. C’est aussi une réflexion sur la justice. Mais il y a autre chose. J’ai été sauvé par la littérature. Enfant, ce sont les livres qui m’ont permis de devenir l’homme que je suis. Aussi j’ai conçu ce livre album comme une sorte de clé qui peut pacifier le jeune Abd Al Malik où qu’il se trouve, lui et son rapport aux autres. La signature des compositions musicales reflète le travail accompli avec mon frère aîné Bilal qui compose les musiques tandis que j’écris les textes. Quant aux signatures mêlées - Abd Al Malik mon nom d’artiste, et Régis Fayette-Mikano mon nom d’état civil - ne font qu’une seule personne. Abd Al Malik est mon nom d’artiste et le nom que j’ai choisi quand je suis entré en islam. Mais pas de façon anecdotique. Malik en arabe et Régis en latin signifient « roi ». Je voulais ainsi dire qu’il n’y avait pas de rupture avec le catholicisme de mes parents et que tout ça était en lien : encore une passerelle entre nos belles religions monothéistes que sont le christianisme et l’islam.

* Le modèle noir de Géricault à Matisse, musée d’Orsay à Paris jusqu’au 21 juillet

 

 L’intégralité de l’interview est à suivre sur www.adiac-congo.com


Propos recueillis par Camille Delourme et Marie Alfred Ngoma

Légendes et crédits photo : 

Rappeur, poète, romancier, essayiste, scénariste, metteur en scène et réalisateur français d'origine congolaise Abd Al Malik a répondu aux questions de Marie Alfred Ngoma pour Les Dépêches de Brazzaville et Adiac TV (Vanessa Nguema/ADIAC)