Les Dépêches de Brazzaville



Interview. Yekima De Bel Art : « De gros manques présentés sur le ton de la dérision, avec beaucoup d’humour »


Le sapeur masqué et affamé en manque d’admirateurs (Claver Nakebadio) (DR)Le Courrier de Kinshasa (LCK) : Plusieurs personnages interviennent dans le récit de Mpiak’corona. Le sapeur et la jeune kinoise semblent toujours accaparés par leurs occupations habituelles. On ne les sent pas si en manque que ça.

Yekima De Bel Art  : Si ! Ils souffrent d’un grand manque. Le sapeur est une victime de l’extravagance, du « Je veux être vu, du m’as-tu vuisme » dans le sens où il doit être vu, c’est une nécessité qui rythme son quotidien. Quand il s’habille, ce n’est pas pour s’arrêter à faire les cent pas dans la parcelle, à la maison. Il a besoin d’être vu et apprécié dans la rue, d’y passer. Si il n’y a personne pour le voir parce qu’il ne peut pas sortir, c’est cela son manque. Il est habitué à s’habiller et s’offrir aux regards des gens dans la rue, il ne peut plus le faire à cause du coronavirus. Il est coincé à la maison avec ses sapes, c’est malheureux ! Il a tout ce qu’il faut mais ce qui lui manque, c’est d’accomplir son acte. Ceux vers qui son acte est d’ordinaire orienté, ces admirateurs qui le voient et l’ovationnent : tu es bien sapé, lui manquent. Le Mpiak’corona sévit à ce niveau-là pour lui. Quant à la jeune damoiselle, son petit kiff, ce sont les boîtes de nuit : faire des selfies dans les toilettes des boîtes de nuit. Elle est de celles qui lorsqu’elles vont au resto se filment, font des selfies. C’est la seule occasion qui leur est offerte de faire des photos sympas. Mais chez elles à la maison, on sait comment ça se passe, elles se contentent des « cabinets », toilettes et douches de fortune. Et donc, la damoiselle ne peut pour rien au monde se permettre de faire des photos alors qu’elle se lave dans un « kikoso ». C’est donc dommage ! C’est cela son manque à elle. Elle aimerait être au resto en train de s’offrir une pizza, dans un lieu public pour faire des selfies à publier sur Facebook. Pour un temps au moins, les réseaux sociaux ont soufflé un peu (rires). Le chailleur, vendeur à la sauvette, doit sortir pour chailler mais il ne peut plus le faire. Ce sont de gros manques présentés sur le ton de la dérision, avec beaucoup d’humour.

LCK. : La vie kinoise et ses péripéties, Yekima les saisit et les partage toujours ?

YBA.  : C’est tout à l’image de ce que faisait Luambo Makiadi, je brosse la vie de mes contemporains avec leurs manies quotidiennes, leur train-train vital. Donc, à l’instar de Luambo et des griots, je suis le dépositaire de l’observation de ma société, je mets des mots sur des émotions. Moi, je raconte la vie de ma société. C’est pour cela que je dis qu’il n’y a pas plus Congolais que Yekima. C’est dire que « bango ba za », ils existent avec leurs titres et tout le reste, font de la rumba, etc., mais je le pense et le dis très modestement, il n’y a pas plus congolaises que les chansons de Yekima. J’essaie de proposer le Congo au monde, le raconter dans toutes ses facettes, ses moments nec plus ultra, ses moments d’apogée et de détresse, maussades.Yekima posant à côté du décor en fond de pagne du clip Mpiak’corona (DR)

LCK. : Les chanteurs congolais ont une espèce de dénominateur commun. Qu’ils chantent une peine de cœur, la détresse, le bonheur ou la crise liée au corona, la danse est toujours de mise. Cette musique a toujours l’air festif. Yekima ne semble pas déroger à la règle, pourquoi donc  ?

YBA.  : Parce que Yekima est un Congolais ! Et donc, j’assume ! Le Congolais est ainsi fait et j’en parle dans une chanson qui va suivre. Le Congolais est un peuple festif, chez lui, c’est tout le temps la fête et c’est beau. Dans un pays comme le nôtre qui vit ce qu’il vit, il est important de voir son peuple briser avec le sourire, de l’ambiance, tout ce qui est censé le briser, lui. Moi, je suis pour ce Congolais qui rit, qui s’évade mais aussi pour celui qui est conscient des réalités des choses et y réfléchit parce qu’il faut trouver le moyen de s’en sortir. C’est bien d’échapper à la détresse par le sourire, la joie et toutes ces évasions que l’on se crée, mais il est tout aussi important de combattre la détresse à sa source. Il faut pour cela prendre conscience de nos problèmes. Mais, pour ma part, je propose un style, l’afroslam, c’est joindre la hanche à la tête sans perdre pied. Ce n’est pas que faire danser le cerveau, mais aussi le corps, surtout le cœur avec des danses textuelles et non sexuelles. Donc, c’est normal que dans mes morceaux il y ait ce côté dansant. Et ce n’est pas grand-chose, les chansons à venir seront encore plus dansantes. Au reste, quand les chansons de Luambo comme Mario jouaient les gens rejoignaient tout de suite la piste. Pourtant en se détachant de la rythmique et en écoutant les paroles, l’on se rend compte qu’une histoire est racontée…

LCK. : L’on reproche souvent aux vidéos sur le pays de pécher au niveau du décor : il montre Kinshasa ou le Congo sous des revers misérabilistes. Pensez-vous que Mpiak’corona y échappe  ?

YBA.  : Tout mon combat, le fil rouge de mes chansons, c’est de caresser le peuple dans le sens de l’espoir. Mon idée est de vraiment casser le cliché misérabiliste du Congolais. C’est la raison pour laquelle il y a même la danse en dépit de toute cette précarité. Et pour rester dans le thème de la covid-19, il y a cette parcelle dont les occupants essaient de vivre, survivre à la crise et ceux qui dansent. Mon idée c’est de garder notre branding à l’instar des américains qui, eux, en dépit de tous ceux qu’ils endurent des fois de pire que nous, font un effort inouï de nous présenter que leurs bons côtés. Et même, lorsqu’ils présentent leurs côtés sombres, même alors que l’on a l’impression que c’est nu, ils nous cachent encore des choses. Mais l’on trouve cela attrayant et l’on a toujours envie d’y aller. Ils ont réussi à nous vendre leur image de marque. Quant à nous, nous fournissons le même effort pour vendre notre côté sombre. Le cliché misérabiliste qui colle à l’Afrique, ce stéréotype où le visage de l’Afrique c’est celui de la misère, la faim. Pourtant, il y a ici à Kinshasa, un peuple qui vit, se meut, bouge, se réveille. Un peuple qui prend conscience, on le voit à travers ce qui se passe dans la rue. Il se lève contre l’une ou l’autre chose qui touche même à la politique. Mon idée, dans toutes mes chansons, c’est donner à voir le bien et le beau. J’ai commencé avec une carte postale visuelle et textuelle dans Je te présente Kinshasa, pour susciter l’envie d’y venir. Kinshasa en dépit de ses péripéties est cette ville où mon nombril est enterré, moi je l’aime ce Kinshasa-ci ! J’y vis, je suis content d’être Kinois et tout ce que j’essaie de faire c’est à partir de Kinshasa. Cela ne m’offre peut-être pas le nombre d’opportunités que j’aurais souhaité fougueusement, mais ce que j’ai, je m’en contente et je vis, j’y suis bien.

Yekima discutant des détails de la réalisation avec Claver Nakebadio et Jimmy Tissanabo (DR)LCK. : Qu’y a-t-il de séduisant dans les images qu’offre Mpiak’corona ?

YBA.  : Le clip, même s'il a pour sujet les conséquences d’une crise, il y a le décor, cette parcelle des quartiers populaires, une cour commune qui traduit la réalité kinoise. Les voisines, l’enfant souriant, Mpaka Paulo mâchouillant tranquillement son bâtonnet en bois au coin de sa bouche. Une ambiance chaleureuse bien que l’enfant maugrée à cause du manque de nourriture sur le plateau. A la place, il voit des câbles de batterie. Ensuite, c’est lui que l’on aperçoit joyeux et dansant. C’est comme cela que vit et se raconte Kinshasa. Kinshasa, ce n’est pas l’ère de la misère, mais l’heure d’un bonheur créé au quotidien. Nous créons et fabriquons nos propres bonheurs avec une résignation. J’ai pensé ce clip, parce que je suis singulièrement le scénariste, j’écris le synopsis, je suis le directeur artistique et collabore avec des professionnels de l’image, mais je participe aussi au montage. En réalité, je suis co-réalisateur de mes clips. Mais cette fois pour arriver à bon port, j’ai eu la chance de m’entourer des génies comme Jimmy Tissanabo qui jusque-là ne travaillait que dans le cinéma. Mpiak’corona est son premier clip. Et j’ai eu comme monteur Francis Mafuta. Ce que j’adore chez l’un comme chez l’autre, c’est leur flexibilité, ils savent écouter. Il a fallu une complicité auditive mais aussi cardiaque pour produire un résultat comme celui-là. Il y a cet autre génie, Mba Numérator en tandem avec Electro Vincent, qui m’a aidé à construire le décor partant de mon naming original, Yekima, pour produire ce fac-similé grandeur nature vu en arrière-plan. Les bidons, c’est aussi lui. Hirdis Mwabilu, le jeune styliste venu de Lubumbashi qui m’habille actuellement a travaillé sur le tableau en pagne du fond et le masque en préservatifs qui livre aussi un message. Le clip a pour rôle d’imposer aux gens des images alors qu’eux-mêmes peuvent se créer les leurs en écoutant la musique. Je respecte la créativité imaginaire de l’auditeur, de sorte que je laisse certaines images déclencher des compréhensions collectives.

Propos recueillis par

 


Nioni Masela

Légendes et crédits photo : 

Photo 1 : Le sapeur masqué et affamé en manque d’admirateurs (Claver Nakebadio) (DR) Photo 2 : Yekima posant à côté du décor en fond de pagne du clip Mpiak’corona (DR) Photo 3 : Yekima discutant des détails de la réalisation avec Claver Nakebadio et Jimmy Tissanabo (DR)