Les Dépêches de Brazzaville



Nouvelle-reportage : un 15 août à Ewo


Il est environ cinq heures du matin, ce 15 août 2014. L’horizon, qui moissonne l’ensommeillement, est encore un miroir aux reflets d’obscurité. Mais voilà qu’éclate soudain, comme surgi de nulle part, un bourdonnement strident qui étouffe le souffle du dormeur. Le crépitement vient d’un mégaphone qui sillonne en automobile, lentement, toute la ville. Quartier après quartier, la voix tonique et mâle bat le rappel avec exigence. Elle annonce, répète, avec force détails, non sans ferveur, le menu des festivités de la fête nationale de l’indépendance du Congo, qui auront lieu dans quelques heures.

Après son passage, le silence de l’aube ne reviendra plus. Aussitôt s’impose le bal des coqs qui s’égosillent au rythme des cocoricos, hymne universel qui célèbre l’arrivée de la lumière du jour. Mais pour une fois, en ce matin, leur jacasserie paraît mélodie assurément paisible à l’oreille, comparée à la bourrasque sonore précédente. Impossible à présent de demeurer couché dès lors que mon corps est en éveil. J’imagine la défaite prochaine de la pénombre annoncée par les coqs. Sous les latitudes de mon pays de naissance, à toutes saisons le soleil se lève et se couche aux mêmes heures depuis la nuit des temps. Bientôt le jour va paraître ! Je me lève, m’habille rapidement et m’empresse d’aller observer sous l’aurore d’Ewo l’arrivée de ce jour anniversaire du triomphe de l’indépendance de mon pays. De timides étoiles accueillent mon regard. Il fait beau, le ciel offre son décor à l’émerveillement. Je respire, l’air est frais, pur, revigorant.

Le long de l’avenue goudronnée où je flâne, je croise des hommes et des femmes. Ils sont incroyablement nombreux à cette heure des aurores et déjà s’activent. Et ma mémoire me dit : ici, les gens se couchent généralement tôt et se lèvent à l’appel des coqs. Je salue les passants qui tous arborent un large sourire. Satisfait, je m’exclame : « Il fait bon, il fait beau et bien d’être chez soi, de retrouver sa terre natale ! » Je marche, je respire à pleins poumons, je vois. Une multitude de souvenirs vient combler le vide des années d’absence. J’habite donc cette terre.

Un peu plus tard, le calme de ma promenade est mis en péril par le vrombissement des Jakarta qui sillonnent avec fougue la ville à la recherche de chalands. Ces engins du danger, des monocylindres fabriqués en Chine qui servent au transport, ont envahi l’Afrique noire. Ces motos sans permis, éparpillées du Bénin au Sénégal, de la Côte d’Ivoire au Congo, etc., sont aujourd’hui un vrai fléau qui décime jeunes adultes et adolescents sur le continent. Et Ewo, depuis son récent désenclavement, ne fait malheureusement pas exception à cette macabre réalité.

La ville compte encore peu de voitures, mais déjà quantité de ces monocylindres se disputent le bitume et les routes carrossables. Leurs conducteurs, en majorité jeunes, ignorent les règles du code de la route et conduisent sans casque, comme c’est le cas dans d’autres centres urbains du Congo. Pas un jour ne passe à Ewo et dans le département sans son triste lot d’accidents, de blessures graves et de morts. La préfecture, confrontée à ce fléau, a opté pour la pédagogie. Des séances de sensibilisation aux violences routières et d’initiation au code de la route sont depuis quelques mois mises en place. En attendant les changements d’habitude de conduite, tout le monde ici à Ewo semble s’en remettre à Dieu pour avoir la vie sauve.

À huit heures, la ville, éveillée, grouille de monde. Curieusement, au quartier Ouénzé, sur la place du marché d’ordinaire gonflée de brouhaha, pas un chat. À peine quelques rares tables égarées où se vendent de maigres mets. Les principales boutiques toutes tenues, ici, par des commerçants de nationalité étrangère, restent fermées. Jour de fête nationale de l’indépendance oblige. Au bord du fleuve qui traverse la ville, au niveau de Bouta, enfants et parents barbotent dans l’eau pour le linge, la vaisselle et la toilette du matin. Ce fleuve s’appelle le Kouyou, alors qu’il prend sa source sur les territoires Tégué, aux environs du mont Amaya. Une aberration de l’histoire. Autre aberration, le nom même de la ville fondée en avril 1916. À sa création, elle était désignée Eouo, cela reste mentionné dans les premiers atlas fidèles à la parole de nos ancêtres. D’où vient donc ce vocable Ewo qui se prononce Evo, qui s’est glissé subrepticement jusqu’à s’imposer à l’usage et dans les manuels, alors que les populations autochtones de cette région, sans exception, continuent de nommer Eouo leur chef-lieu ?

Le long du boulevard au cœur de la ville s’agglutinent plusieurs constructions imposantes, des bâtiments administratifs flambants neufs, portant enseignes de gendarmerie, hôtel de la préfecture, hôtel du conseil, hôtel du plan, hôtel de ville, etc. C’est ici qu’aura lieu le défilé civil. Une équipe de nettoyage de la mairie s’active à dégager le sable et la poussière des tribunes d’honneur. Non loin d’elle, un groupe de musique déjà survolté à cette heure bien matinale délivre un vacarme touffu que supportent les tympans des chanteurs et des badauds. Des jeunes électrisés se tordent frénétiquement le corps en esquissant des pas de danse, dérangent le travail des employés de la mairie, obligés de recomposer leurs tas d’ordures éparpillés par l’audace des danseurs. Une palabre éclate, mais le mécontentement exprimé à l’endroit des intrus, quoique bruyant, se révèle au final une protestation de pure forme. Le tout se termine dans un éclat de rire général.

Il est un peu plus de neuf heures. Le soleil est flamme qui brûle. Déjà une foule immense se bouscule sur les abords du boulevard. Un peu plus bas, les policiers et les militaires règlent, pour chaque groupe, l’ordre de passage du défilé. Du côté de la tribune d’honneur fraîchement nettoyée, s’installent progressivement les hauts dignitaires du département et les corps constitués. Mines solennelles, habillement impeccable, visages graves. Peu avant dix heures arrivent les deux plus hauts représentants de la région, Richard Eyéni, président du conseil départemental, suivi quelques minutes plus tard de Gilbert Mouanda-Mouanda, le préfet, qui donne l’ordre d’ouvrir le défilé, sous les cieux d’Ewo, du 54e anniversaire de l’indépendance du Congo. Le nom de ce préfet est ici sur toutes les bouches, il est l’homme par qui la métamorphose de la ville a eu lieu, la population lui en est reconnaissante et souhaite qu’il poursuive sa tâche avec le même élan.

Le défilé, qui dure environ deux heures, est présenté par trois journalistes qui alternent leurs commentaires dans les deux langues nationales, le lingala et le kituba, puis en français. Devant cette rivière humaine qui marche comme un seul homme d’un pas ferme, fier et glorieux, l’émotion est à son comble, la foule applaudit, longtemps, non sans cris de joie et en chœur. Et l’un des journalistes de psalmodier au micro : « Gardons la joie, gardons l’espoir, à Ewo nous ne sommes pas les derniers, cette liesse, cette beauté ne dit qu’une chose : il faut désormais compter avec nous, vive Ewo, vive la Cuvette-Ouest… » Une belle fête, sous un beau soleil. Elle s’est prolongée l’après-midi dans les débits de boissons, et le soir par les danses et la musique.

Mon esprit lors de ce défilé a été frappé par l’importance des délégations cultuelles, syndicales, politiques de toutes les tendances nationales, associatives, des communautés étrangères à l’exemple du Rwanda et du Congo-Kinshasa, qui ont arboré haut leurs étendards pour afficher avec dignité leur fierté d’être entièrement intégrés dans la population de cette terre ouverte de la Cuvette-Ouest, qui héberge en son sein une grande diversité de peuples et de religions du monde.


Gabriel Mwènè Okoundji