Flash-back : « Adieu Zanzibar » d'Abdulrazak Gurnah

Samedi 24 Mai 2014 - 0:15

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Attention, ce grand et puissant roman n’est pas une saga, loin s’en faut, même s’il possède, à première (et courte) vue, tous les ingrédients du genre : une épaisseur de volume (près de 300 pages serrées), une amplitude de la durée (de la fin du XIXe siècle à nos jours), un pays lointain au nom exotique qui rime avec l’autre île mystérieuse (Madagascar), un arrière plan historique (la colonie et les troubles de la décolonisation), une ou deux familles relativement aisées aux tenants indiens et aboutissants anglais, des secrets de famille étalés sur plusieurs générations, etc.

Et l’on imagine qu’il pourrait facilement être adapté en scénario pour un film bollywoodien ou un feuilleton à épisodes, où ne manquerait même pas la saveur épicée d’un sujet supposé tabou : les amours interdites d’un « amant anglais » et d’une « maîtresse indigène »« la sexualité interraciale dans les écrits de langue anglaise », et où les fils de l’histoire vont se conjoindre dans une fin de romance…

Retrouvailles et reconnaissance assurées, la boucle semble bouclée. Voire... C’est qu’il n’y manque, pour faire saga, que l’écriture attendue, plate et transparente, sans rythme ni humour, c’est-à-dire tout ce qui fait la différence remarquable, le charme vif de ce roman. Pour mesurer la distance et la profondeur qui nous séparent ici d’un produit formaté et prêt-à-lire, il n’est que de lire les derniers mots : « Cela m’avait amené au point de vouloir aujourd’hui redémarrer, de vouloir repartir. Même si ce n’était qu’une illusion, elle était de celles qui font se sentir bien, et cela suffit. “Je vais devoir envoyer un courrier pour expliquer que tu viens, pour le cas où cela perturberait Ba. Il nous faudra dormir dans des chambres séparées, tu sais”, lui ai-je dit, et l’idée de cette comédie nous a fait tous les deux sourire. »

Et goûter ensuite, à l’autre bout de l’histoire et du livre, les premiers : « Il y eut l’histoire de sa première apparition. En fait, il y en eut plusieurs, mais les récits ont fusionné pour n’en retenir qu’une au fil du temps et de la rumeur. Dans chacun de ces récits, il apparaissait à l’aube, comme une figure de légende. Pour les uns, c’était une ombre dressée qui avançait dans une étrange lumière d’aquarium avec lenteur, au point que son déplacement en était presque imperceptible : il avançait tel le destin. » Entre ces deux bornes que forment la destinée légendaire des personnages et la tendresse souriante de la voix narrative, le roman se laisse aisément parcourir grâce à sa composition solidement charpentée : chacune des trois parties, qui distinguent des lieux et périodes distinctes, est composée de deux ou trois chapitres dont chacun est titré par le nom du ou des protagonistes en scène : Hassanali, Frederick, Rehana et Pearce pour la lointaine période coloniale où intervient la première liaison scandaleuse entre l’Anglais et l’indigène ; puis, cinquante années plus tard, Amin et Rashid. Amin et Jamila racontent la genèse du second scandale qui dérive du premier (Jamila se révélant la petite-fille de Rehana).

Dans la dernière partie, située dans notre présent immédiat, postcolonial, que ce soit avec le monologue intérieur d’Amin à Zanzibar ou avec le récit personnel de Rashid, le narrateur exilé en Angleterre, on bascule entièrement dans la conscience et la vie malheureuse des deux frères séparés. Leçon magistrale du narrateur (auteur ?) : « Il y a, vous le voyez, un je dans cette histoire, mais je n’en suis pas le sujet. C’est une histoire sur nous tous, Farida et Amin, nos parents, Jamila. Elle dit que chaque histoire en contient beaucoup d’autres, et qu’elles ne nous appartiennent pas mais se confondent avec les aléas de notre époque, qu’elles s’emparent de nous et nous lient à jamais. » Selon J. Gracq, un vrai roman tel L’Éducation sentimentale, est, à la différence du cinéma, entièrement « psychodégradable ». La preuve en est qu’on ne peut quitter Adieu Zanzibar sans regret, sans une irrésistible sensation de nostalgie pour un pays où l’on n’a mis que les yeux du rêve.

Né en 1948 sur l’île de Zanzibar, Abdulrazak Gurnah est l’auteur de Près de la mer (Galaade, 2006), lauréat 2007 du prix RFI Témoin du monde. Il vit aujourd’hui en Angleterre et enseigne la littérature à l’université de Kent.

Nicolas Martin-Granel