Les Dépêches de Brazzaville




Evocation : Mwana Okwèmet, le fétiche et le destin (19)


19- Entre Dieu et le diable

En 1925, quatorze années s’étaient écoulées depuis cette brumeuse et funeste matinée qui vit la terre, à la merci de l’inexplicable, perdre son axe et basculer dans le vide. A Bèlet, les enfants avaient pris la relève des pères emportés dans cette tourmente. La maison d’Obambé Mboundjè tenait toujours les rênes du village. Ibara E’Guéndé et son jeune frère Dimi Lemboffo incarnaient ce renouveau. Le premier, revenu des émotions provoquées par la conquête française avait retrouvé le bon pied pour tout recommencer. Charismatique et populaire,  Dimi Lemboffo était devenu la coqueluche de la jeunesse de Bèlet et des villages voisins. Son nom avait rapidement débordé le huis clos de son village et résonnait, loin dans les autres contrées mbochies. On l’appelait maintenant Dimi-la-Bèlet ; Dimi de Bèlet, comme jadis son père fut surnommé Mboundjè-o-Bèlet, Mboundjè de Bèlet. Dimi avait acquis cette popularité au cours de ses prestations dans les manifestations du folklore mondo. Surnommé le rassembleur des villages ou encore le folklore des obscénités, le mondo, en dépit d’une décadence provoquée par l’exode rural est sur tout le territoire du Congo Brazzaville, le folklore le plus abouti. La complexité de ses masques et de son exécution l’élève à ce sommet. Autrement appelé la danse des esprits, le mondo qui est une danse initiatique sportive met en scène des compétiteurs de plusieurs villages à l’occasion d’une réunion consacrée à la mémoire d’un sociétaire. Il comprend trois gestuelles dont deux s’exécutent masquées. Dans la plus spectaculaire de celles-ci, l’athlète est entièrement enfoui dans une vaste chemise de tissu bleu décoré de bandes rouges et blanches à la manière du drapeau britannique.  La chemise est reliée à un pantalon de raphia. L’ensemble ainsi formé est surmonté par un bâton de taille variable sur lequel on a implanté des plumes de grands oiseaux. L’athlète exécute son numéro en tournoyant avec le masque incliné sur un angle qui va de 30 à 60 degrés. Il doit, à toute vitesse, parcourir dans cette position le village au milieu d’une foule de supporters criards, il vire et revient vers le foyer de la danse pour arrêter la séquence. Dans cette gestuelle, le compétiteur est face à plusieurs enjeux : il doit prendre le bon angle, bien tourner le masque, avaler le terrain à une vitesse folle et, surtout, défi parmi les défis, il ne doit jamais mordre la poussière !

Du vivant de son père, Dimi Lemboffo donna de grands espoirs et mérita d’être appelé Dimi-la-Bèlet. Tous ceux qui l’accompagnaient dans les rencontres de mondo revenaient aphones, pleurant de joie, avec Dimi juché sur les épaules. Tous étaient unanimes d’avoir vu s’accomplir un miracle. Son masque de cette époque fut surnommé A’Kindi, c’est-à-dire le Glorieux. Plus il grandissait, plus il repoussait les frontières de sa renommée.  Et, fait qui passera à la postérité, il repoussait de plus en plus les frontières de l’obscénité dans ce folklore de la folie douce où la virilité et la témérité sont les maîtres-mots.  Il se produisait nu pendant la gestuelle issa’nga ou échauffement qui précède l’entrée en scène des masques. Avec son comparse Ngassayi Ngomba Liboli du village Ala, au milieu des grondements des tam-tams, des cloches et des cors, il se mettait à poil alors que les femmes emportées par le rythme applaudissaient à tue-tête le spectacle des phallus libérés des tabous. Pour pimenter le jeu, derrière les deux compagnons en transe suivaient deux souffleurs de cors. Chacun d’eux soufflait dans l’entre-jambe des athlètes sous la fente des fesses dans la direction des testicules comme s’ils cherchaient à débusquer leur virilité jusque dans ses derniers retranchements.

Grâce au leadership culturel de Dimi Lemboffo et de la jeunesse qui l’idolâtrait, Bèlet reconstruit sur un nouveau site avait retrouvé sa gloire des temps jadis. Ses rencontres de mondo et d’olée déplaçaient la terre entière jusqu’au pays bangagoulou. On courrait vers Bèlet redevenu la cité aux mille clameurs, capitale culturelle de la zone Mbom’mbo et temple du mondo où les soirées étaient et palpitantes et redoutables.

En 1925, Mwana Okwèmet n’était plus la gamine qui échappa de justesse d’échouer dans les mains des esclavagistes. Elle avait entre 21 et 22 ans. Initiée au rite Ekiéra pour l’éloigner des mauvais esprits, on l’appelait maintenant Ngalefourou, « la protégée de la cendre sacrée ». Tatouée Ngalefourou portait un collier de scarifications autour de la poitrine au-dessus des seins comme celui de sa mère. Adolescente épanouie de taille moyenne, elle offrait à la gourmandise de ses nombreux prétendants une lourde poitrine qu’elle continuait de garder inexpugnable. En effet, Ngalefourou n’était pas encore mariée. Elle écartait ses soupirants parfois sans ménagement jusqu’au jour l’un d’eux, Ndinga Ebwélé, excédé s’écria furieux :

  La première nuit avec Ngalefourou comme épouse dans un lit sera très très mouvementée. Elle est hautaine, arrogante et pour son malheur, elle a la manie d’écarter ses plus beaux et ses prétendants les plus nobles. Ma foi, même si je ne bénéficie pas du don d’extralucidité de mon père, son cas appelle plus la pitié que la haine contre. Nos pères, en effet, ont vécu les déceptions pareilles à celles qu’elle nous distribue à longueur de journées. Je vous le dis, si jamais dans les jours à venir elle n’était pas mariée avec Dieu lui-même, alors, elle deviendra la proie du diable !

Ndinga Ebwélé était le fils de Ka’mba Obassi, un célèbre thaumaturge. Il avait fait cette déclaration devant des soutiens qui l’encourageaient à s’accoupler avec la fille d’Obambé Mboundjè. Cela fit du bruit. Ces paroles prononcées de la bouche du fils de Kà’ mba Obassi avaient quelque chose de menaçant, et, comme une malédiction. Ngalefourou entendit-elle ces plaintes contre elle ? Des jours ne s’étaient pas écoulés, Kolo Ossemba et les siens repartirent de Bèlet le cœur serein. Les dons qu’ils avaient apportés pour demander la main de Ngalefourou n’essuyèrent pas de refus. E’Guéndé, le fils aîné qui faisait office de père, fut tout sourire : la belle avait dit oui ! Le tout Bèlet fut soulagé et se rappelant les paroles prophétiques de Ndinga Ebwélé, on conclut que la belle Ngalefourou avait attendu l’arrivée de Dieu. ( à suivre)

Ikkia Ondai Akiera