Les Dépêches de Brazzaville : Pourquoi vous êtes vous engagé dans la lutte contre le VIH-sida ?
Gratien Bisimwa Chibungiri : J’en ai eu l’idée en 2002, une période très difficile. Notre pays était coupé en deux par la rébellion du RCD. Il y avait beaucoup d’ingrédients favorisant la propagation du VIH-sida : de nombreuses violences contre les femmes, la misère, la promiscuité, les déplacements de population, etc. Or au Sud-Kivu, il n’y avait plus de programmes de lutte contre le VIH-sida, ceux mis en place sous Mobutu avaient été arrêtés à cause de la guerre. J’ai commencé avec des amis par faire de l’information et de la sensibilisation en milieu rural avec les associations villageoises. Ce travail nous a amenés à rencontrer des femmes violées dans le contexte d’insécurité généralisée, mais nous ne pouvions pas les prendre en charge car nous n’avions pas de structures médicales. Médecins sans frontières (MSF) avait mis en place des cliniques pour traiter les infections sexuellement transmissibles pour les populations habitant à Bukavu, notamment des traitements antirétroviraux. Nous nous sommes rapprochés d’eux, et ils ont accepté de monter un partenariat avec nous. Nous avons donc fait venir les femmes de zones rurales à Bukavu pour recevoir leurs traitements (les équipes de MSF ne pouvaient se déplacer vers l’intérieur pour des raisons de sécurité). Mais s’est très vite posé un problème d’hébergement de ces patients sur place à Bukavu car les traitements contre le VIH-sida sont très lourds et exigent un suivi de proximité.
Comment avez-vous fait pour remédier à cette difficulté ?
En 2004, au cours d’une formation sur le VIH-sida reçue en France, j’avais rencontré l’association Solidarité sida. Ils ont lancé un appel à projet fin 2005, et j’ai soumissionné pour faire financer la création d’un centre d’hébergement pour les femmes séropositives. En 2006, nous avons ainsi pu créer le Centre intégré d’appui aux personnes séropositives avec une capacité de départ de dix lits. Rapidement, nous avons été très sollicités, nos équipes ont été formées pour le suivi médical, nous avons recruté des infirmières. En 2008, quand MSF a fermé son programme VIH-sida en RDC, les autres hôpitaux qui ont pris le relais nous ont sollicités. Aujourd’hui, nous avons une capacité de vingt-cinq lits et grâce au soutien de la fondation de France, nous allons acheter une maison.
Une de vos particularités est également la prise en charge des enfants séropositifs. Pouvez-vous nous en dire deux mots ?
Depuis 2010, nous prenons en charge les enfants séropositifs qui sont souvent oubliés. Ainsi dans les programmes officiels, il n’y a pas d’antirétroviraux pédiatriques. Ces enfants sont souvent discriminés par leurs propres parents qui se culpabilisent de leur avoir transmis la maladie et qui considèrent que ce sont des enfants qui vont mourir. De plus, ces parents séropositifs sont déjà submergés par leur propre prise en charge. Nous avons mis sur pied un programme appelé « Grandir » afin de leur apporter un suivi de proximité, inspiré par Sidaction qui a développé un programme spécifique pour les enfants infectés par le virus du VIH-sida. Nous avons constitué une équipe médicale itinérante avec un médecin femme et deux infirmières qui font des tournées dans les villages et travaillent en lien avec les médecins points focaux de chaque hôpital. Ils éduquent les parents à la prise en charge de leurs enfants ainsi que sur les risques de transmission mère-enfant, suivent les enfants à domicile, surveillent les infections opportunistes afin qu’ils aient accès aux soins le plus rapidement possible. Nous faisons également un suivi anthropométrique (taille, poids et âge des enfants) pour détecter les cas de malnutrition et les problèmes liés à la croissance. Et nous venons en appui en compléments alimentaires pour les enfants et les femmes enceintes séropositives malnutris. Aujourd’hui, nous suivons près de 300 enfants sur un rayon de 100 km autour de Bukavu, et nous effectuons 4 à 5 missions de dépistage par mois dans les villages. Sur la base de notre expérience, il y a 6% de contamination d’enfants nés de mères séropositives et peut être 10% de cas d’infections dus aux viols sur des enfants de moins de 15 ans. Ces viols d’enfants ont lieu afin de détruire le tissus social, viol utilisé comme arme de guerre, mais il y a aussi un aspect lié aux croyances magiques de guérison.
La violence sexuelle est un réel fléau. Est-ce qu’avec tout le travail et la sensibilisation faite sur ces questions depuis plus de dix ans, vous avez pu noter une amélioration dans la condition des femmes violées ?
Traditionnellement, les trois communautés qui vivent au Sud-Kivu condamnent le viol. Les violeurs étaient bannis de la communauté, et les sanctions contre le viol pouvaient aller jusqu’à la mort. Il y avait des rites de purification destinés à réhabiliter la femme violée et lui permettre de se réinsérer dans sa communauté ou dans son couple. Or on constate que c’est le contraire de ce qui se passe aujourd’hui. Les femmes violées sont dépossédées de leurs biens et parfois même de l’éducation de leurs enfants. Nous nous sommes rendu compte que l’approche focalisée uniquement sur la femme violée ne favorise pas sa réinsertion. Tout le soutien social, psychologique, médical dont elles bénéficient nourrissent en fin de compte la récrimination des hommes envers les femmes. Ils disent : « Vous recevez des aides gratuites, et nous ne ramassons que les maladies contractées chez les violeurs. » Ces réactions de rejet des hommes se nourrissent de leurs propres expériences traumatiques. Car les hommes aussi subissent de grands traumatismes psychologiques : devoir assister impuissant au viol de sa femme ou de ses enfants est une expérience terrible ! Nous avons donc changé de stratégie pour prendre en charge également les hommes. Cette reconnaissance de leur statut de victimes permet aux hommes de mieux appréhender les femmes. Nous assurons une prise en charge psychologique à 3 000 femmes et 1 300 hommes. Ce sont ces hommes qui ensuite sont les plus ardents défenseurs des femmes dans leurs communautés.
Comment regardez-vous les derniers développement avec le M23 ? Est-ce que cela vous rend optimiste pour l’avenir ?
Aujourd’hui, c’est la fin de la guerre mais pas de l’insécurité. On démantèle les groupes rebelles en tant qu’organisations, mais si on ne donne pas un avenir aux hommes qui les composent, ils vont se reconvertir en coupeurs de routes, en bandits armés ou se reconstituer. C’est une avancée, mais qui exige des mesures d’accompagnement afin que tous ces combattants puissent se réinsérer dans la vie civile. La nouvelle loi sur l’exploitation minière est également une avancée dans le bon sens, car au Sud-Kivu les 40 groupes rebelles qui déstabilisent la région cherchent tous à mettre la main sur des mines pour se financer. Avec cet encadrement légal plus strict, certains ne sont déjà plus en mesure d’exploiter ces mines.