ADIEU « MANU »

Jeudi 26 Mars 2020 - 21:14

Abonnez-vous

  • Augmenter
  • Normal

Current Size: 100%

Version imprimable

Manu Dibango n’est plus. Il nous quitte à jamais et à sa manière. Tout en humilité et discrétion. Là-bas. Loin de son Cameroun natal, loin de l’Afrique, la terre de ses ancêtres. Lui, le citoyen du monde, emporté par une pandémie planétarisée, dont la crainte de l’expansion incontrôlée conduit, chaque jour qui passe, les Etats-nations, réels ou virtuels à se recroqueviller, c’est-à-dire à « recadenasser » un monde que l’on pensait définitivement offert à la mobilité internationale.

Ce contexte si particulier confère au deuil suscité par la mort de « Manu » une mélancolie encore plus pesante. Dans l’épais silence de nos nuits désormais muettes, partout sur le continent. Il nous impose, dans l’urgence, un réapprentissage des normes quotidiennes de notre sociabilité débridée. Il appelle surtout une manière d’hommage intellectuel que j’entends ici, à travers ces quelques lignes, lui dédier, en évoquant certains faits marquants, qui ont construit l’admiration que je dois à cet immense « Monsieur » notre frère, notre doyen, qui abhorrait le « bling bling » et vénérait le savoir-vivre ensemble.

Difficile en effet, pour moi, à Brazzaville où cet évènement me surprend, mais aussi pour les séniors, toutes classes d’âges confondues, que nous sommes aujourd’hui, à Douala, Yaoundé, Abidjan, Dakar, et, bien sûr, Paris, de bâillonner notre chagrin. Surtout ici, des deux côtés du majestueux fleuve Congo, où cette complainte me conduit d’emblée à revisiter la contribution brillante, brève, mais ô combien décisive, de Manu Dibango, à l’écriture mélodique (au piano ou au saxo) des plus belles pages de la rumba, notre patrimoine commun, entre autres, à toute l’Afrique centrale et au-delà. Pages gravées, pour l’éternité, dans des titres comme « Jamais kolonga », « Lolo wangai », « Africa bola ngombi », « Bonbon sucré », ainsi que dans des chas-chas-chas immortels comme « Laora», « Esta Sapato », « Pisale colagate », « Paracommandos », « Ata botongui », etc.

Prospective oblige, qui d’autre que Manu Dibango, en effet, eût été pour les deux Congo la référence emblématique de la célébration festive, déjà programmée, des 60 ans de nos indépendances ? Lui qui, « exfiltré » de Bruxelles au lendemain du tube « Independance-cha-cha », par Joseph Kasasele, alias « Grand Kallé », a ciselé, de 1961 à 1962, au sein de l’African jazz, aux côtés de Tino Baroza, Roger Izeidi, Lutula, Willy, puis Rochereau, Nico et Mujos, les airs qui ont bercé nos oreilles adolescentes et gravé à jamais, dans nos mémoires exigeantes les harmonies sobres et élégantes, écrites et  exécutées d’instinct , par des artistes à la petite semaine, (on les appelait alors « musiciens ») comparativement aux inflexions appauvries, aujourd’hui livrées à tour de bras par la plupart des jeunes gens pressés, qui leur ont succédé.

Lui qui, en ce jour d’octobre 1960, eut le privilège d’accueillir à Kinshasa, dans un stade « Tata Raphaël » archi-comble, le grand trompettiste Louis Armstrong, au son du titre « Satchmo okouka lokole » que Kallé lui avait dédié pour la circonstance. Inoubliables arabesques sonores que celles du tandem Manu (saxo) et Lutula (clarinette), dans cette prestation historique d’un African jazz, au sommet de son art, pour saluer le retour aux sources du natif de la Nouvelle Orléans.

A cette évocation sonore, j’ajouterai deux autres fulgurances mémorielles. La première, pour redire ma gratitude post mortem à Manu Dibango, qui contribua, en novembre 2006, aux côtés de Papa Noel Nedule, Pierre Moutouari, Beniko, etc. au succès de la cérémonie organisée à l’Unesco, en présence du chef de l’état congolais, Denis Sassou-N'Guesso, et sous l’autorité bienveillante de Koïchiro Matsuura, DG de l’Unesco, à l’initiative coalisée de mon collègue Jean-Claude Gakosso, ministre de la Culture et moi-même, en charge, à l’époque de l’Enseignement supérieur. Cérémonie au cours de laquelle, Jean- Serge Essous fut élevé à la qualité « d’artiste de l’Unesco pour la paix » (1).

Sollicité pour la circonstance, Manu avait adhéré spontanément à ma démarche et illuminé l’évènement, en réchauffant, avec l’heureux récipiendaire, une complicité au saxophone, tissée au sein de l’African Team, à Paris, au détour des années 70, avec Don Gonzalo, Kallé, Kwamy, Willy le pape, Casino, Mujos, etc. Non sans avoir, au passage et dans la même période, « arrangé » l’album émérite du Brazzavillois Franklin Boukaka, porté par deux titres inoubliables : ‘’

Pont sur le Congo’’ et ‘’Le bucheron’’. La seconde, pour exhumer le souvenir de ce concert à la résidence présidentielle de Mpila, où le président Denis Sassou- N'Guesso l’avait convié à « se lâcher », en compagnie de l’orchestre Aragon, en marge de l’édition 2015 du Fespam (Festival panafricain de musique) dont Manu était le parrain, devant des invités triés sur le volet. Je fus de ceux-là qui apprécièrent sa polyvalence artistique, lui aussi, féru et fin connaisseur de la « salsa », autre « musique urbaine », dont les plus grosses pointures, rassemblées par Johnny Pacheco sous la bannière de la ‘’ Fania All Stars’’ lui avaient fait l’honneur d’être, en juillet 1973, l’une des « guest stars »du méga concert donné au Yankee Stadium de New York, pour y délivrer son célèbre «Soul Makossa », aux côtés de Johnny Pacheco lui-même, Cheo Feliciano, Bobby Valentin, Larry Harlow, Ray Barretto notamment.

Dernière évocation enfin. Paris, juillet 2019 au Pavillon Dauphine, en compagnie de l’ambassadeur Rodolphe Adada et de l’illustre disparu, à l’occasion de la célébration de la fête nationale du Cameroun. Nous évoquons tous les trois, pêle mêle, son fameux « Twist à Léo », « Mama ya mufanga », « Essous spiritu » mais aussi « Soma loba » et surtout « Idiba ». Cette dernière restant à jamais, dans l’immense répertoire qu’il nous lègue, ma rumba préférée.

Puisse la sobre et douce mélodie de cette chanson, aux accents fortement mélancoliques, nous donner la force, au-delà de nos gémissements, de continuer à espérer et à hisser, par la glorification du travail bien fait, en hommage à la mémoire de Manu Dibango, notre quête collective d’excellence humaniste et de reconnaissance universelle à laquelle aspirent désormais cette musique urbaine africaine en général, la rumba en particulier, via l’Unesco.

Henri Ossebi,sociologue, ambassadeur du Congo auprès de l’Unesco

Légendes et crédits photo : 

(1) Prenaient également part à cette cérémonie : Henri Lopes, Antoinette Sassou-N’Guesso, Edith-Lucie Bongo-Ondimba, Christiane Yande-Diop des éditions Présence Africaine, ainsi que quelques « peoples » comme Adrien Karembeu, Claude Leroy, etc.

Notification: 

Non