Dov Zerah : « L’Europe doit résolument s’engager dans un partenariat stratégique avec l’Afrique pour l’accompagner dans ses problèmes économiques, environnementaux et sécuritaires »

Vendredi 6 Décembre 2013 - 10:16

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L’économiste français, conseiller maître à la Cour des comptes, ex-président de l’Agence française de développement confie aux Dépêches de Brazzaville sa vision de l’Afrique dans les décennies à venir

Dov ZerahLes Dépêches de Brazzaville : Comment interprétez-vous ce nouveau sommet entre la France et ses partenaires africains ?

Dov Zerah : Le président de la République a eu raison de renouer avec cette tradition française. La refondation d’un message fort et clair à l’Afrique paraît aujourd’hui d’autant plus nécessaire que le continent tout entier, que ce soit le monde arabe ou l’Afrique subsaharienne, est à la croisée des chemins. Pour ce qui concerne l’Afrique subsaharienne, l’émergence d’une forte croissance économique depuis une dizaine d’années a clairement changé le regard sur elle, en pleine mutation. Certes, la moyenne annuelle de 5-5,5% recouvre de nombreuses disparités nationales et régionales. Ce mouvement doit néanmoins s’inscrire dans la durée, en espérant qu’aucune crise alimentaire ou guerre ne vienne encore contrarier cette évolution.

LDB : Vous êtes un des rares acteurs, si ce n’est le seul, à être pessimiste sur la situation africaine. Comment le justifiez-vous ?

DZ : Au lendemain des indépendances, on disait que l’Afrique était bien partie et que l’Asie aurait du mal à dépasser le risque malthusien. Cinquante ans après, on connaît le résultat. L’Afrique a connu dans les années 1990 une grave crise économique et financière. Elle a réussi à la dépasser et connaît depuis près de quinze ans un réel mouvement de croissance. Mais cette dernière repose sur une économie essentiellement extravertie, fortement exportatrice et en priorité de matières premières, sans oublier les autres sources de revenus que représentent les transferts des migrants et l’aide internationale. La croissance ne sera durable que lorsque l’Afrique transformera ses ressources naturelles, aura des classes moyennes numériquement importantes, des échanges régionaux et continentaux développés… De plus, cette croissance demeure le fait d’États fragiles, peu à même de résister à des chocs endogènes (la Côte d’Ivoire) ou exogènes (Mali) et pour lesquels le progrès démocratique et la sécurité sont les conditions d’une prospérité durable.

LDB : Vous rappelez régulièrement les différents défis auxquels l’Afrique subsaharienne est confrontée. Quels sont-ils ?

DZ : une croissance démographique sans précédent et son corollaire, une urbanisation très rapide ; les conséquences du changement climatique et de la fin de l’ère des énergies fossiles ; une transition énergétique aujourd’hui très insuffisamment prise en compte. Ces défis feront, à terme, peser sur l’ensemble des économies et des systèmes politiques des contraintes réelles qui sont autant de menaces à terme pour le maintien d’un développement pérenne de l’Afrique. Le risque d’un chômage de masse pour les centaines de millions de jeunes africains attendus d’ici 2050 constitue une évidente menace pour la stabilité de l’Afrique, tant pour le monde arabe que pour le sous-continent. La plupart des sociologues s’accordent pour souligner l’incroyable potentiel de violence que constitue pour l’Afrique le double phénomène de l’urbanisation et d’une jeunesse majoritaire délaissée. Le seul exemple des printemps arabes est là pour rappeler l’importance de pouvoir offrir des perspectives à une jeunesse qui, désœuvrée et sans avenir, ne se verrait offrir que le choix de la révolte ou de l’émigration. Ni l’Afrique, ni l’Europe n’ont intérêt à de telles perspectives.

LDB : Qu’en est-il du choc démographique et de ses corollaires ?

DZ : Les pays de la zone subsaharienne doivent se préparer, sur une courte échelle de temps, à la fois à nourrir ses populations, à renforcer et développer les infrastructures, à construire des logements, à employer une jeunesse toujours plus nombreuse, à aménager d’importants ensembles urbains, à prévenir les foyers de violence endogènes et exogènes qui pourraient à leur tour menacer les fragiles équilibres en place, à former les cadres administratifs nationaux et locaux pour gérer ces problématiques... Ces défis sont d’autant plus importants qu’aujourd’hui déjà, le manque d’infrastructures reste criant, amputant la croissance en Afrique subsaharienne de 2% par an en moyenne.

LDB : Vous insistez aussi sur les effets du réchauffement climatique en Afrique…

DZ : Les conséquences sur les équilibres économiques et les écosystèmes sont difficiles à anticiper de façon fine au niveau local ou même régional. Toutefois, l’Afrique devrait être plus touchée que d’autres régions par le changement climatique. Trois principales ressources devraient en particulier pâtir de ces évolutions : les ressources agricoles, celles en eau potable, et la ressource halieutique. Les épisodes pluvieux, moins fréquents, mais plus violents, devraient en outre continuer à fragiliser des sols déjà largement touchés par l’érosion. L’inégalité de la répartition des ressources devrait s’accentuer. Les ressources halieutiques : les élévations de température des océans pourraient provoquer d’importants changements dans les courants marins, la qualité des eaux et, in fine, les stocks de poisson disponibles.

LDB : L’irruption des grands pays émergents, aux premiers rangs desquels la Chine et l’Inde, sur la scène africaine, le retour de puissances comme la Russie ou l’Iran constituent un changement majeur. Comment les interprétez-vous ?

DZ : Compte tenu des défis à affronter, ces pays sont les bienvenus. Ils représentent pour l’Afrique de nouveaux partenaires, de nouveaux marchés et donc de nouvelles opportunités de développement, même si ces puissances sont parfois moins exigeantes en matière de gouvernance. Leur forte demande en matières premières (énergie fossile, minerais et produits agricoles pour l’essentiel) n’est pas sans risques, ne serait-ce que dans leur tendance à créer de nouvelles dépendances et à renforcer le caractère déjà très extraverti des économies africaines. L’Europe apparaît depuis la fin de la guerre froide relativement en retrait sous la triple influence de la réunification du Vieux Continent, jugée prioritaire, d’une multilatéralisation croissante de l’aide et des relations politiques, de la prise de distance des puissances anglaise et française vis-à-vis d’un continent africain secoué au cours des années 1990-2000 par les crises financières, le traumatisme rwandais et les guerres de la région des Grands Lacs. La crise financière et la fragilisation de l’Europe qui en résulte créent aujourd’hui de nouvelles interrogations en Afrique sur la volonté réelle de l’Europe de mettre un terme à cette période de relative indécision et sur la capacité de partenaires historiques à maintenir leur effort d’aide au développement. Les défis africains sont ceux de l’Europe. Il est illusoire de penser que la Méditerranée est une barrière infranchissable. L’Europe doit résolument s’engager dans un partenariat stratégique avec l’Afrique pour l’accompagner dans ses problèmes économiques, environnementaux et sécuritaires.

Afrique : 5% de croissance prévue d’ici 2015
En dépit du ralentissement mondial et d’une pauvreté persistante, l’Afrique maintient sa forte croissance. La Banque mondiale (BM), qui rend cette analyse, est optimiste pour l’avenir du continent africain
La croissance en Afrique subsaharienne devrait être de 5% en moyenne entre 2013 et 2015. C’est la perspective dressée dans la dernière édition d’Africa’s Pulse sur les enjeux économiques de l’Afrique. Une croissance attribuée aux prix mondiaux élevés des matières premières et à l’augmentation des dépenses de consommation. Environ un quart des pays africains ont connu une croissance supérieure ou égale à 7% en 2012. Le nouveau rapport prédit des perspectives de croissance soutenues par les prix élevés des matières premières, l’augmentation des investissements dans les infrastructures régionales, le commerce et la croissance des entreprises. Le vice-président de la BM, Makhtar Diop, évoque la nécessité de réaliser des progrès plus rapides dans l’accès à l’électricité et à la sécurité alimentaire dans les régions vulnérables du sahel et de la Corne de l’Afrique et d’une nécessaire augmentation de la productivité énergétique et agricole, « afin d’améliorer la qualité de vie des Africains et réduire la pauvreté de manière significative sur l’ensemble du continent ».
Pour Makhtar Diop, « sans apport supplémentaire d’électricité ni d’augmentation de la productivité agricole, le développement futur de l’Afrique ne pourra être bien mené ». Il appelle les gouvernements africains et leurs partenaires de développement à renforcer la collecte de statistiques en Afrique, afin de permettre aux citoyens de mieux surveiller et mesurer la progression du développement et d’analyser les raisons de son succès ou de son échec.
Parmi les facteurs du dynamisme économique africain Il y a le recul de l’inflation, qui est descendue de 9,5% en janvier 2012 à 7,6% en décembre 2012 ; un meilleur accès au crédit, par exemple, en Angola, au Ghana, au Mozambique, en Afrique du Sud et en Zambie ; mais aussi des revenus agricoles plus élevés. Cela, grâce, entre autres, à des conditions climatiques dans des pays comme la Guinée, la Mauritanie et le Niger ; à une rentrée constante d’envois de fonds, soit 31 milliards de dollars en 2011 et 2012 ; grâce également aux exportations.
Les destinations des marchandises africaines ont changé. En effet, depuis une décennie la croissance globale des exportations des pays d’Afrique subsaharienne vers les marchés émergents, notamment la Chine, le Brésil et l’Inde, et vers certains pays de la région a dépassé celle à destination des pays développés. En 2011, les exportations à destination du Brésil, la Chine et l’Inde ont dépassé celles à destination de l’Union européenne.
Toutefois, l’Afrique n’a pas réduit suffisamment sa pauvreté. Le rapport suggère que certaines tendances émergeant en Afrique pourraient doper le développement du continent au cours des années à venir. Les promesses de revenus importants en provenance notamment de l’expansion de la productivité agricole, de la grande migration des campagnes vers les villes et de la croissance rapide de la jeune population, comptent parmi les facteurs susceptibles de transformer le continent africain.
Noël Ndong

Propos recueillis par Florence Gabay

Légendes et crédits photo : 

Dov Zerah, ancien directeur général de l’Agence française de développement. Âgé de 59 ans, il est diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et de l’ÉNA, promotion Voltaire. Sensibilisé à l’avenir du continent, Dov Zerah a pu le démontrer au cours de sa présidence de la Compagnie cotonnière (Copaco) et de Dagris (Développement des agro-industries du Sud), entre 1999 et 2002, deux holdings en contact permanent avec une trentaine de pays du continent.