Interview Bienvenu Sene Mongaba : « Le lingala n’est pas pauvre, c’est nous qui avons une connaissance pauvre du lingala »

Lundi 24 Août 2020 - 16:22

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Auteur de Lingala na mateya ya nzebi na biteyelo ya Kinshasa, le plus gros ouvrage scientifique publié en lingala, une brillante thèse de doctorat traduite en français, l’initiateur des Editions Mabiki a fourni aussi à l’enseignement le tableau périodique et d’autres manuels scolaires dans la langue commune aux deux Congo. Dans cette interview exclusive avec Le Courrier de Kinshasa il déclare avoir donné la preuve par neuf que le lingala se prête à une traduction aisée pour véhiculer toutes les sciences, bien à tort, sa méconnaissance fait croire le contraire.

Bienvenu Sene Mongaba à la conférence « Enseigner les sciences dans les langues africaines », Bruxelles 2017 (DR)Le Courrier de Kinshasa (L.C.K.) : Est-il aisé d’obtenir l’homologation des manuels scolaires, pour certains scientifiques, traduits en lingala dont les termes n’ont pas toujours d’équivalent en lingala  ?

Bienvenu Sene Mongaba  : Lorsque j’écris un manuel de chimie en lingala, je fais en sorte qu’il respecte le programme national de l’enseignement primaire et secondaire du Congo et le soumets à la direction du programme et matériels didactiques de l’EPSP. C’est à eux qu’incombe la responsabilité de faire valider mon travail par des experts. Mon manuel de chimie a été homologué par eux. Je respecte le niveau de la langue et du contenu qui doit être conforme au programme de l’État congolais. Par ailleurs, comme ces travaux n’ont jamais été faits avant, nous sommes les précurseurs. Dans le cas où un terme de chimie n’a pas d’équivalent en lingala, il faut recourir à la morphosémantique du lingala qui permet de créer de nouveaux mots. Prenons l’expression « réaction chimique », je ne vais pas le traduire mot pour mot mais plutôt partir du processus que définit cette expression française. Ainsi, je vais me servir du suffixe « an » utilisé pour traduire une action mutuelle en lingala. « Kobongol-ana » va donc servir à traduire la transformation mutuelle de la réaction chimique et donner lieu à l’expression « kobongolana na chimie » comme équivalent à la « réaction chimique ». À l’Institut Nsene Etienne, l’enseignement est dispensé en lingala, dans le cadre du cours d’optique quand les élèves ont vu la lentille de Fresnel, sans fournir d’effort, ils ont presque tout de suite dit « kitalatala etumbeli ». Ils sont partis de la fonction de l’objet alors que la traduction aurait été rendue difficile s’il fallait le faire à partir du mot lentille. De mon côté, je réfléchissais déjà à « mbika » qui se rapprochait de la forme, mais la trouvaille des élèves a semblé bien convenir. Nous réalisons un sérieux travail de création terminologique pour en arriver à produire les manuels.

L.C.K. : Pourriez-vous  nous parler de l’expérience autour de la réalisation de certains ouvrages scientifiques à l’instar du tableau périodique ou de Mendeleïev ?

B.S.M. : En 2008, pour réaliser le livre de chimie, j’ai dû faire la tournée de plus de septante (soixante-dix) écoles primaires et secondaires de Kinshasa. J’ai rassemblé plus de trois-cents professeurs de chimie avec qui nous avons discuté. Après, j’ai publié le tableau de Mendeleïev en lingala. La plupart des écoles de Tshangu l’utilisent parce qu’il est bilingue, français-lingala, et se servent aussi du livre de chimie. Il est important d’avoir la validation des pairs, pour la chimie, il faut consulter les chimistes et pour ce qui concerne la médecine, il faut approcher les médecins. Comme ils sont aussi locuteurs du lingala, ils peuvent certifier si ce qui est écrit correspond vraiment à la réalité scientifique ou non. Mabiki ne se contente pas de traduire les mots français en lingala, il fournit l’effort de créer des mots conformes à la réalité du lingala.Le tableau de Mendeleïev et un manuel de scolaire de chimie en lingala publié aux Editions Mabiki (DR)

L.C.K. : La validation des pairs acquise au préalable, passe-t-il à vos yeux pour un gage en vue de l’homologation auprès de l’État congolais  ?

B.S.M. : Oui. Et, je dois ajouter aussi que je suis chimiste au départ, je ne l’ai pas dit dans ma présentation. Lorsque j’ai commencé à écrire le livre de chimie en lingala, je me suis vite rendu compte de mes limites. J’ai alors résolu de faire une thèse de doctorat en linguistique lingala. Ce qui m’a permis d’apprendre les mécanismes, le fonctionnement de cette langue. J’ai écrit, de bout en bout, les cinq-cent-septante (cinq-cent-soixante-dix) pages de ma thèse de doctorat en lingala. Vu que c’était en Belgique, j’ai dû ensuite la traduire en français et je l’ai donc présentée en deux tomes : Lingala na mateya ya nzebi na biteyelo ya Kinshasa et Le lingála dans l’enseignement des sciences dans les écoles de Kinshasa. Puisque j’affirme haut et fort que nous pouvons enseigner dans nos langues, qu’elles ne sont pas pauvres, la moindre des choses c’était de le faire moi-même, d’en donner la preuve. Réaliser ma thèse de doctorat en lingala l’a démontré. Les gens prétendent souvent que le lingala est une langue pauvre. Je leurs réponds que le lingala n’est pas pauvre, c’est nous qui avons une pauvre connaissance du lingala. Nous cachons notre incompétence et notre ignorance en accusant la langue. Il nous suffit de fournir l’effort nécessaire, comme nous l’avons fait pour le français pour y remédier. Ce sera d’autant plus facile que nous sommes déjà des locuteurs du lingala. Pour avoir l’homologation, je me suis donné les moyens de produire un travail scientifique pour servir d’exemple aux jeunes.

Sene Mongaba forme les enseignants du primaire à l’Institut Nsene Etienne à « Enseigner les mathématiques en lingala », séminaire à Kinshasa (DR)L.C.K. : Quelle action préconisez-vous si l’on veut s’assurer de gagner la bataille pour l’enseignement dans nos langues  ?

B.S.M. : Ce travail n’est pas à mener par une seule personne mais doit être accompli par des universités qui doivent s’investir pour offrir à nos populations des savoirs dans nos langues. Faut-il encore arriver à convaincre ces universités. Je ne pense pas qu’elles auront franchi le pas de mon vivant ! Je garde plutôt espoir que les jeunes formés aujourd’hui y arriveront car c’est la voie obligée. Si nous apprenons à nos enfants à respecter nos langues dès le bas âge, ce sera chose faite quand ils seront à l’université. C’est la voie obligée si nous désirons construire ce pays comme nous le voulons. Si nous tardons, ce pays peut nous être arraché. Les savoirs s’apprennent mieux dans la langue que l’on maîtrise et cela nous rend souverain. Je suis professeur à l’université et je vois bien l’incidence que cela a sur nous. En termes de publications, nous cherchons toujours à savoir ce qu’il y a de nouveau en Europe, en Amérique nous en dépendons. Nous ne pouvons développer le Congo en nous posant chaque jour la question de savoir ce que la Belgique, la France ou les États-Unis ont dit. C’est le cas parce que nous apprenons en français avec des bouquins écrits par des Belges, des Français de sorte que dès le bas âge nous pensons que c’est eux qui détiennent le savoir. Nous n’écoutons pas les sages de nos villages qui disposent des mêmes savoirs et parfois sont plus avancés mais dont nous ne faisons pas cas. Aussi longtemps que nous passerons à côté des savoirs endogènes, les savoirs scientifiques qui dorment dans nos villages, ceux de nos vieux parents que nous pensons moins érudits et méprisons à cause de nos diplômes d’universités, nous continuerons à tourner en rond.

 

 

 

Propos recueillis par Nioni Masela

Légendes et crédits photo : 

Photo 1 : Bienvenu Sene Mongaba à la conférence « Enseigner les sciences dans les langues africaines », Bruxelles 2017 (DR) Photo 2 : Le tableau de Mendeleïev et un manuel scolaire de chimie en lingala publié aux Editions Mabiki (Adiac) Photo 3 : Sene Mongaba forme les enseignants du primaire à l’Institut Nsene Etienne à « Enseigner les mathématiques en lingala », séminaire à Kinshasa (DR)

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