Interview. Yoka Lye Mudaba : « Lutumba est un homme inclassable »

Jeudi 2 Mai 2019 - 15:28

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Lorsque le dramaturge parle de Simaro, il s’agit avant tout d’un aîné du quartier qu’il vénérait, puis du poète dont l’inspiration le fascinait, lui, l’homme de lettres. Il évoque cette fascination dans cette interview exclusive accordée au Courrier de Kinshasa, à quelques jours des funérailles du guitariste dont le talent de compositeur a particulièrement fait la grande réputation.

 Simaro Lutumba sur la pochette de MabeleLe Courrier de Kinshasa (L.C.K.) : Homme de lettres, vous savez jongler avec les mots dont vous êtes un grand amoureux, un trait commun avec le poète Lutumba. Ses œuvres avaient-elles de l’attrait pour vous  ?

Yoka Lye Mudaba (Y.L.M.) : Bien sûr ! Je dis à tout le monde que je suis né à la lisière entre les communes de Kinshasa et de Saint Jean, l’actuelle commune de Lingwala. Les quartiers à l’époque, c’était la famille et l’on se battait pour les quartiers peut-être plus que pour la famille biologique. Et donc, des personnes comme Simaro Lutumba, c’étaient des grands frères du quartier que l’on vénérait. En plus, comme il était devenu une vedette, on le vénérait deux fois. Je l’ai connu personnellement car je l’ai approché pour les besoins de mon métier mais aussi pour ceux de mon origine comme habitant de Kinshasa. Lutumba est un homme inclassable. Je lui disais à chaque fois : « Vieux, mais où est-ce que tu as trouvé tout ce dont tu parles ? ». « Bougie ekotangisaka pinzoli mpo na mpasi eleli mpasi ya moto ngai naleli ya lolango (La bougie verse des larmes de douleur, elle pleure à cause de la souffrance que lui inflige les flammes, moi je pleure par chagrin d’amour) ». Il y a là deux images fortes : celle de la bougie qui pleure associée à celle de l’amoureux dépité. Mais il y a le mot pinzoli qui est une innovation et veut dire tout simplement larmes. Ce ne sont pas des termes que l’on retrouvait tout le temps. Il y a des pépites de ce genre dans l’œuvre de Simaro, des pépites sur des pépites ! Il n’avait pas à réfléchir pour dire pareille chose, cela lui était naturel. Le paradoxe c’est qu’il était de culture Kongo, mais il avait maîtrisé le lingala d’une façon extraordinaire ! Magistrale !

L.C.K. : La rumba serait-elle devenue orpheline avec la mort de Lutumba  ?

Y.L.M. : Non, c’est une étape qui s’éteint. Mais, c’est cela le renouvellement de la vie. Elle est faite de ruptures, de retours, d’avancées et donc, c’est vrai que nous déplorons une perte, mais je me rends compte que la rumba est tellement dynamique, et il y a tellement de disciples de Simaro ! Lui-même l’a dit lors d’une interview accordée à une télévision de Brazzaville : « J’ai des disciples. Il n’y a qu’à regarder l’école du proverbe tel que cela fourmille maintenant à travers les chansonnettes à Brazza ou à Kinshasa ». Tout le monde fait des proverbes. Ce sont des proverbes actualisés, ce ne sont pas les proverbes à l’ancienne. Que ce soit Papa Wemba, Koffi, Wazekwa, Karmapa, tous ont imité Simaro dans sa valeur philosophique et celle de sa sagesse actualisée. Sa valeur d’orfèvre du mot, de la parole musicale. Il aura toujours des disciples et la rumba va peut-être évoluer autrement mais ce sera toujours la rumba dans son fond.    

L.C.K. : Existe-t-il un texte particulier de feu Simaro qui aurait inspiré vos écrits ?

Y.L.M. : Oui ! Quand j’ai écrit "Tshira", en 1979, j’y ai glissé tout un passage de "Mabele" parce que cette chanson c’est vraiment une sorte d’itinéraire collé à la métaphore de la vie. On se lève le matin, c’est la naissance. L’on grandit et il y a plusieurs pistes. L’on choisit peut-être la meilleure que l’on ne réussit peut-être pas, puis, c’est la fin. Pour ma part, ce passage de "Mabele" est significatif : « Butu ekoyinda mokolo mwa bandoki banganga. (La nuit tombe, c’est le temps des sorciers et des marabouts)  ». « Libala oyo ya mwana na kati e. Masuwa ekokufaka libongo ekotikalaka (Ce mariage qui a produit un enfant, c’est comme un bateau qui s’abîme alors que le port demeure) ». « Mokili ekokufa masumu eleki. Kasi kombo ya Nzambe ekotikala seko. (Le monde va à sa perte, il y a trop de péchés. Mais le nom de Dieu restera à jamais)  ». « Mondele asala mandoki yakoboma bato. Kasi ya koboma vérité mondele akoki te. (Le Blanc a inventé l’arme à feu pour tuer des gens. Mais il n’est pas parvenu à tuer la vérité) ». Je l’ai réadapté et placé dans ma pièce de théâtre. Mais encore, à l’INA nous avons fait une réinterprétation dramatisée de "Mabele", une sorte de poème dramatisée en français. Lors de ses 80 ans, la présidence nous avait demandé d’ouvrir l’Hommage à Simaro. Nous avions réinterprété sous des formes classiques, réorchestré sous des formes stylisées et classiques deux de ses chansons, "Mabele" et "Mandola". Lutumba a pleuré ! Nous avons mis ses tubes sur des notes en solfège que je lui ai offert, là encore, il a pleuré !Simaro Lutumba sur la pochette de Mandola

L.C.K. : Que serait votre hommage personnel au poète Lutumba?

Y.L.M. : Ce serait qu’il n’a pas seulement été poète. L’on n’oublie qu’il a aussi été Masiya ! Au départ, on l’appelait plutôt ainsi, Simaro Masiya ! Masiya qui veut dire Messie, prophète, moraliste. Na lifelo bisengo bizali te (Point d’allégresse en enfer), écrit-il par exemple. Il y avait une tendance à moraliser sur la vie dans les années 1960, Sam Mangwana l’a fait aussi, puis il y avait également Tabu Ley avec "Mokolo nako kufa" (Au jour de ma mort). À un moment donné, il y avait eu cette tendance là à moraliser sur la vie. Peut-être que les circonstances étaient tellement contraignantes que l’on n’en revenait à sa propre vie, ses propres souffrances, sa propre rédemption possible. Et donc, le souvenir que j’ai, c’est d’abord cela. Lutumba avait une introspection incroyable et spontanée.

 

Propos recueillis par Nioni Masela

Légendes et crédits photo : 

Photo 1 : Simaro Lutumba sur la pochette de Mabele Photo 2 : Simaro Lutumba sur la pochette de Mandola

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