L’arbre de la sécurité cache la forêt du développement économique nécessaire

Vendredi 6 Décembre 2013 - 10:22

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« Tout est dans l’œil de celui qui voit », dit un proverbe amérindien. Que vont donc voir les participants au sommet France-Afrique qui va se tenir à Paris début décembre ? Probablement pas la même chose, à en juger par l’expérience de chacun et les visions du monde qui en découlent

Côté français, ce qui surprend au sommet de l’État et dans de nombreux groupes d’affaires, c’est une vision encore très colbertiste et empreinte de la diplomatie de Richelieu d’une France grande puissance. Quant à l’opinion publique, elle est abreuvée d’images de guerre, de terroristes, de migrants, ou d’otages qui alimentent cette psychose d’un monde dangereux qui ne tourne pas rond et dont il faut se protéger.

Il suffit pour s’en rendre compte de comparer la couverture médiatique du voyage en Afrique du Sud du président Hollande, confinée à quelques tranches nucléaires, à celle du retour de quatre otages fin octobre. Où sont en outre les nouvelles de la dernière conférence économique de Johannesburg consacrée à l’intégration régionale et ouverte par un discours volontariste de l’excellent président de la Banque africaine de développement, Donald Kaberuka ? Ou encore de cette innovation de la « tablette café », un projet ingénieux lancé à Dakar dans le quartier populaire de la Médina ?

Il suffit pour comprendre ce décalage de répondre au flot des questions sceptiques des journalistes français suite à l’annonce par H&M d’un projet de sourcing supérieur à un million de pièces par mois en Éthiopie : Comment ? Est-ce vraiment possible que l’Afrique devienne une nouvelle Chine ? Sous-entendu, l’Afrique que nous connaissons, celle du Mali d’Aqmi, du Nigeria de Boko Haram, ou des boucheries en Centrafrique.

Côté africain, on ne sous-estime pas les questions de sécurité, mais on les resitue dans leur contexte. La croissance économique de la seule zone sud-saharienne devrait repartir au-dessus de 6% en 2014, et ce n’est pas de trop pour faire face aux défis du continent en termes d’emplois, d’investissements productifs ou en infrastructures. Par contre, on ressent une certaine dose de fierté légitime. Selon les données mêmes du FMI publiées fin octobre, la seule Afrique sub-saharienne là encore contribuera pour 3 à 4% de la croissance mondiale. C’est peu ? Oui, apparemment. Mais il faut savoir que la zone euro contribuera pour sa part à moins de 7% de la croissance mondiale sur la même période. En un mot, l’Afrique noire apporte au monde désormais un supplément de croissance équivalent à la moitié de celle de l’Europe.

Voilà ce qu’ont compris les Asiatiques, et pas seulement la Chine comme on aime le dire dans certains salons parisiens abreuvés de piles de livres sur la « Chinafrique », sous-entendu : « ne lâchons pas si rapidement la Françafrique ! » Et bien non ! La Chine est loin d’être le seul partenaire asiatique à investir dans le développement économique et social de l’Afrique. Elle pèse à peine la moitié des flux d’affaires entre les deux continents. L’Inde n’est pas loin derrière, mais aussi Taïwan, Singapour, la Malaisie, l’Indonésie, ou encore la Thaïlande, et jusqu’à la Turquie qui n’a pas attendu H&M pour ouvrir des usines textiles en Afrique. Ce sont précisément eux qui vont alimenter H&M aux côtés de quelques groupes africains qui se réveillent sous l’aiguillon de cette concurrence qui montre qu’on peut travailler en Afrique d’une façon moderne, même si ce n’est pas toujours facile. Mais était-ce facile de travailler en Asie au moment de son décollage dans les années 1960 ?

Il faut que les Africains répètent à la France lors de ce sommet que le monde est en plein bouleversement, qu’on ne l’attend plus, et que la sécurité n’aura pas de solution sans développement économique efficace. Elle y a tout intérêt. Le groupe Orange a conquis 75 millions d’abonnés en Afrique, le tiers de ses abonnés dans le monde, alors qu’il en compte à peine 20 millions en France. Il a du pour cela inventer un nouveau modèle économique face à la concurrence de MTNL ou d’Airtel. Voilà le cours de la nouvelle diplomatie qui doit prendre le pas entre la France et l’Afrique. Aux chefs d’État africains aussi de montrer qu’ils s’engagent résolument dans la transparence et abandonnent le monde des combines.

Docteur en économie, Jean-Joseph Boillot est conseiller au club du CEPII pour les pays émergents et auteur d'une dizaine d'ouvrages sur le sujet dont « Chindiafrique, la Chine, l'Inde et l'Afrique feront le monde de demain », paru aux éditions Odile Jacob en janvier 2013.

Jean-Joseph Boillot