Trafic des personnes : Alganesh Fessaha dénonce un monstrueux crime contre l’humanité

Samedi 15 Mars 2014 - 19:30

Abonnez-vous

  • Augmenter
  • Normal

Current Size: 100%

Version imprimable

Icône érythréenne de la lutte contre l’exploitation des drames de l’immigration, elle dirige depuis Milan l’ONG Gandhi, active aussi au Togo et au Cameroun. Entretien

Les Dépêches de Brazzaville : Pourquoi le nom de Gandhi et que fait concrètement votre association ?
Alganesh Fessaha : Gandhi était le surnom de mon père. Moi-même je suis « fan » du Mahatma Gandhi pour son combat pacifique et la solidarité. Notre association est née en 2003 en Côte d’Ivoire, d’abord pour venir en aide aux enfants de la rue et aux femmes maltraitées. À partir de la base d’Abidjan, nous nous sommes implantés en Éthiopie où nous gérons un centre de 1 600 enfants. Puis nous nous sommes installés au Togo et au Cameroun, notamment, pour les adoptions à distance et gérer des refuges pour enfants. Depuis douze ans, nous œuvrons contre les trafiquants d’êtres humains qui prennent en main les désespérés qui partent d’Érythrée, leur font traverser le Soudan et arriver en Égypte où ils tombent aux mains des Bédouins ou de la police et sont maltraités. Nous avons pu en libérer 2 400 des prisons d’Égypte et 550 des mains des Bédouins sans payer de rançon.

Qui vous soutient dans ce combat ? D’où vient l’aide ?
C’est surtout le diocèse de Trente en Italie et l’assessorat à l’immigration de Trente qui ont été les plus généreux envers nous. À eux seuls, ils ont pu libérer plus de 350 clandestins africains d’Égypte. Nous avons aussi l’appui des Franciscains de Milan. De l’étranger, nous avons quelques donateurs au Luxembourg, mais aucune association ne nous aide. Je pense qu’il faut amener les dirigeants à la conscience qu’il existe ce drame humain. Nous avons frappé à toutes les portes, à la Communauté européenne, en Amérique, en Afrique : personne n’a bougé. J’en appelle à la communauté internationale pour qu’elle exhorte la Libye, le Soudan, l’Égypte et même le Yémen à arrêter le drame qui se joue chez eux. Nous sommes au vingt et unième siècle, mais nous vivons encore sous les tortures et l’esclavage ! Qu’ils arrêtent ce trafic, mais aussi le trafic d’organes. Pour le bien d’une personne, on ne peut tolérer qu’une jeune fille, un jeune homme soient tués pour qu’eux s’enrichissent. C’est intolérable !

La violence est tout au long de ce parcours pour les immigrés, semble-t-il !
Parlons seulement des cas de viol dont nous avons été saisis ! Dans les prisons libyennes, par exemple, il y a trois tours de garde par jour. Chaque gardien vient violer les prisonnières, soit trois viols au quotidien. Beaucoup des jeunes filles que nous avons réussies à libérer étaient enceintes, porteuses d’enfants de la violence, dont elles étaient incapables de savoir si le père était le premier, le deuxième ou le troisième gardien. Imaginez le conflit intérieur de ces jeunes filles, qui se demandent si elles doivent tenir un tel enfant, le rejeter !

Que fait l’Afrique face à un drame horrible qui semble toucher tous les pays ?
Rien ! Pas grand-chose ! L’Éthiopie, pays pauvre, accueille 58 000 immigrés érythréens et un million de Somaliens, Soudanais et autres nationalités d’Afrique, mais que font les autres pays plus riches ? Je me rappelle avoir tenu un atelier sur cette question au siège de l’Union africaine à Addis-Abeba avec des chefs d’État auxquels nous avons projeté les images effroyables de nos enquêtes. Eh bien, croyez-moi si vous voulez : beaucoup des chefs d’État présents étaient surpris d’apprendre qu’il existait une telle situation. Et moi j’étais surprise qu’ils soient surpris ! La chose ne date pourtant pas d’hier, et la Libye est pratiquement une prison ouverte pour les clandestins, mais personne ne bouge le petit doigt.

Et la diaspora, que fait-elle ? Que devrait-elle faire ?
Créer une prise de conscience avec tous les moyens et les médias que nous pouvons pour que cela entre dans le cœur et la conscience des personnes. Dès qu’il est devenu pape, le pape François a pris la mesure du drame et il est allé à Lampedusa. Pourquoi les autres n’arrivent-ils pas au même niveau de conscience ? Il faut ouvrir les yeux. On les a fermés durant la Shoa et d’autres génocides, mais cela arrive sous nos yeux. Il ne faut pas nous enfermer dans ce que le pape appelle la globalisation de l’indifférence, parce que c’est une chose terrible.

En somme, pour vous, le souhait serait que les chefs d’État africains agissent ?
Nous avec eux ! Il faudrait faire bloc et pression sur tous ces pays d’où viennent les immigrés ou qui tolèrent ces crimes sur leurs territoires. Il faut créer des couloirs humanitaires pour que les jeunes puissent passer avec dignité. Et ne pas se contenter d’un bateau de secours en mer, parce que ce n’est pas là que les trafiquants les prennent. Là, à Lampedusa par exemple, c’est pratiquement la fin du calvaire pour eux. Pensez donc : au cours des six dernières années, on a compté 8 000 morts dans les déserts, des jeunes de 16 à 20 ans. Ajoutez-y les morts dans les déserts du Soudan et du Tchad, dans les mers. On parle de Lampedusa, mais l’année d’avant et juste après le drame du 3 octobre dernier 500 Syriens, des enfants en majorité, sont également morts à Lampedusa. Qui en parle ? Tout cela doit finir. Avec les instruments et la capacité de communication que nous avons aujourd’hui, comment n’arrivons-nous pas à arrêter ce crime énorme contre l’humanité ?

Puisque tout le monde voit les images effroyables, pourquoi les jeunes Africains continuent-ils de tenter l’aventure coûte que coûte ?
Quand ils sont érythréens, ils disent : pourquoi le service militaire à vie, de 17 à 50 ans, dans un pays sans constitution, avec des journalistes et même quinze ministres en prison dont on est sans nouvelles ? L’Érythrée a perdu une génération dans la guerre de libération ; elle est en train d’en perdre une autre avec l’immigration. Quand ces jeunes viennent d’autres parties de l’Afrique, ils viennent chercher du travail et se confient au premier venu, payant jusqu’à 2 000 dollars pour en finir avec une vie médiocre. Mais même quand on leur montre les terribles images des mutilations, des violences et des morts, ils disent qu’il vaut mieux mourir en chemin plutôt que dans un pays sans horizon. Ce n’est pas l’Europe qui les attire, c’est le travail, le mieux-être.

Propos recueillis par Lucien Mpama

Légendes et crédits photo : 

Photo : Alganesh Fessaha. (© DR)