Turquie-Afrique: rencontre à Ankara entre journalistes africains et officiels turcs

Mardi 8 Novembre 2016 - 15:00

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Revendiquant avec son partenaire des liens très anciens auxquels ils disent travailler au renforcement ces dix-huit dernières années, les dirigeants turcs semblent avoir mis le cap sur l'Afrique pour longtemps.

Deux jours avant la tenue à Istanbul, capitale économique et de loin la ville turque la plus peuplée (plus de 15 millions d’habitants), du forum économique et d'affaires Turquie-Afrique, les 2-3 novembre, les journalistes africains invités pour la circonstance ont eu avec les officiels de ce pays des entretiens édifiants, à plus d’un titre, sur la vision turque de sa relation avec l’Afrique et sa place dans le monde.

En charge des questions de presse et de l'information, de la diaspora (estimée à environ 10 millions d'âmes),  des Affaires étrangères et de la coopération, les responsables turcs de services rattachés au cabinet du Premier ministre se sont exprimés sur l'actualité de leur pays : les ambitions développement de la Turquie, son partenariat avec l'Afrique, sa position dans sa région d'ancrage géographique (le Moyen-Orient), minée par des conflits armés aux conséquences multiformes, notamment en Irak et en Syrie, la lutte contre le terrorisme, ses relations avec l'Occident en général et l'Europe en particulier ont dominé ces échanges.

Repères

Jusqu'en 2002, la Turquie est un pays dont on parle peu en termes de progrès économiques. En plus de l'avalanche de coups d'Etats qui marque son histoire, les dirigeants turcs se souviennent aussi de la récession qui frappe alors leur pays, avec une dévaluation de 50%, en 2001, de la monnaie nationale (la livre turque). Comment ce pays a-t-il pu rétablir les équilibres pour devenir, en moins de deux décennies, la dix-huitième économie mondiale et envisager de se classer parmi les 10 premières en l'an 2023, année de son centenaire ?

Pour nos interlocuteurs, le "miracle" réside dans le changement des mentalités impulsé par l'arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP). Tous en parlent avec une forte conviction et presque d'une même voix. On peut y voir une façon adroite de célébrer un dirigeant, le président Récep Tayyip Erdogan, en l'occurrence, leader de ce parti, mais aussi Premier ministre de 2003 à 2014. Ils s'en défendent avec forces arguments. Évidemment que les chiffres qui sont égrenés sur les progrès économiques, ajoutés à la qualité des places et des lieux qui vous entourent à Ankara, comme à Istanbul, sont de nature à lever une grande partie du doute sur ce que disent nos hôtes : " En 2017, notre pays inaugurera à Istanbul, le plus grand aéroport du monde" confie l'un d'eux qui salue au passage la mise en circulation, au mois d'août dernier, toujours à Istanbul, d’un nouveau pont ( le plus grand au monde) entre les parties asiatique et européenne de ce pays de plus de 79 000 habitants, à cheval entre les deux continents, qui attend toujours, un peu écœuré, son admission à l'Union européenne. 

Afrique 

Nous avons voulu en savoir un peu plus sur l'intérêt plus que croissant de la Turquie pour l'Afrique: de douze missions diplomatiques en 2009, Ankara compte désormais, sur le continent, des ambassades dans trente-neuf Etats africains et ambitionne de couvrir les 54 pays du continent. Au moyen de centres d’affaires implantés dans le sillage de ces ambassades, le pays assure la promotion d’investissements privés sur le continent. Réponse identique de la part de Mehmet Akarca, directeur général de la presse et information et Kudret Bülbûl, de la présidence des Turcs de l'étranger et des communautés affiliées." Nos liens avec l'Afrique sont anciens et nous travaillons à les consolider dans tous les domaines, y compris celui des médias". C'est bien ce que nous ont répété, à leur tour, le 31 octobre, le directeur général Afrique au ministère des Affaires étrangères turc, Aykut Kumbaroglu, et Serdar Çam qui dirige l'Agence de coopération et du développement (Tika).

Ce cap mis par Ankara sur l'Afrique est-il destiné à "contrecarrer l'influence des pays occidentaux présents sur le terrain depuis longtemps " ou encore à concurrencer la Chine toute aussi omniprésente ces dernières années ? leur a-t-on demandé. « Pas du tout », argumente chacun d'eux sans dissimuler la volonté de leur pays de « prendre la place qui lui revient » dans son élan de tisser avec le continent une coopération « d'égal à égal » et non celle du gain à son seul profit. " Nous n'avons pas les mêmes moyens que les autres, la Turquie compte sur l'expertise de ses PME et développe un autre modèle, dans lequel, très souvent, la main d'œuvre utilisée est locale, et le transfert des technologies assuré", ajoute-t-on.

Dans le même ordre d'idées, nos interlocuteurs se félicitent du nombre en augmentation constante de bourses que l'Etat turque accorde aux étudiants africains (5000 en 2015 sur 180.000 demandes reçues). Ils précisent : "Nous ne souhaitons pas que les étudiants africains en fin de formation s'installent en Turquie, mais retournent travailler dans leurs pays respectifs pour y apporter leur savoir-faire et ainsi contribuer au développement de leurs nations".

Démocratie, droits de l'homme

Les critiques dirigées contre la Turquie par l'extérieur pour « déficit de démocratie et non-respect des droits de l'homme » ne laissent pas ses dirigeants indifférents. Au mieux, disent les autorités, qui croient percevoir " de la mauvaise foi" chez ceux qui parlent, ces accusations incitent Ankara à davantage d'efforts pour assurer sa prospérité, au pire, elles grippent les relations déjà tendues entre Ankara et les capitales occidentales pour ne pas les mentionner.

Démocratie et droits de l'homme, deux sujets devenus très sensibles en Turquie depuis le putsch du 15 juillet dernier. À la suite de cette tentative avortée de renversement des institutions turques, des dizaines de milliers de personnes parmi lesquelles des magistrats, des enseignants, des journalistes, des officiers de l'armée, de la police et des services de renseignements ont été interpellées pour complicité et attendent d'être jugées. Le jour de nos entretiens, les interpellations concernant notre corps de métier étaient de 44 journalistes. « Des activistes plus que des journalistes nous dit-on ». Des arrestations sont opérées sur tout le territoire national et devront se poursuivre, assurent les autorités turques. Ce qui, à l'évidence, renforce la tension entre ce pays et ses alliés occidentaux, déjà remontés contre la volonté du président turc de renforcer ses pouvoirs en révisant la loi fondamentale, ou encore de restaurer la peine de mort supprimée en 2002.

Malaise

Devant les inquiétudes internationales suscitées par l'ampleur de ces arrestations que les observateurs comparent à des purges, les officiels turcs opposent l'argument de « la menace de dislocation » que le putsch a fait peser sur leur pays. " Le meilleur exemple de démocratie, ajoutent-ils, est celui offert par la population turque la nuit du putsch. Elle a bravé les chars, les canons, les avions et hélicoptères militaires ; a maintenu la pression à travers un sit-in sur les places publiques pendant un mois mettant ainsi en déroute les putschistes", rappellent-ils.

Quand on leur pose la question du malaise qui existe dans le pays suite à cette situation, combien de temps la Turquie résistera, ou même du problème kurde, ces derniers dénoncent « la visée terroriste" des conjurés du 15 juillet et déplorent « les 246 Turcs tombés durant le putsch ». Pour eux, la leçon qui leur a été infligée par le peuple est magistrale pour qu'ils rééditent l'aventure. " Les Turcs ne voudraient pas vivre les exemples de l'Irak et de la Syrie". Le problème kurde ? Il est selon les mêmes voix « une invention » du parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dont ils disent ne pas comprendre la nature des revendications. " Tantôt il demande l’autonomie, tantôt la Fédération", mais la Turquie est " un État unitaire et laïc", tranchent-ils.

Terrorisme

La lutte contre le terrorisme bat son plein en ce moment dans le monde, on peut aussi dire aux frontières de la Turquie et dans le pays même. En dehors du PKK, considéré par Ankara et l'Occident comme une organisation terroriste, il y a Daech (État islamique). Les autorités du pays voient sur cette échelle, une troisième organisation « plus redoutable ». Ce serait le Feto (Fetulah terrorist organization) proche de l'opposant Fetulah Gülen, en exil aux Etats-Unis. « Nous avons produit les preuves de son implication dans le putsch à nos partenaires qui refusent de l’extrader », se lamentent-ils.

Pour la Turquie, il n'y a pas de doute, Fetulah Gülen est le meneur du putsch du 15 juillet. Ankara dit s'être rendu compte tard des intentions réelles de ce dernier. Responsable de plusieurs écoles de haut niveau dans 170 pays à travers le monde, cette organisation œuvrerait, selon les autorités du pays, au "noyautage des élites qu’elles forment pour des fins inavouées". Ici le discours officiel s'en ressent, le putsch du 15 juillet a, pourrait-on dire, profondément marqué les esprits et même changé la perception par Ankara de ses relations avec ses alliés. Combien de temps le pays mettra-t-il pour évacuer la rancœur ? La question reste posée.

Europe

Lorsqu'il est question de Fetulah Gülen, on sent remonter chez nos interlocuteurs une détermination de ne pas oublier la date du 15 juillet, et aussi une indignation mêlée à une incompréhension de l'attitude de leurs partenaires occidentaux : " Ils n'ont pas condamné le putsch, ne tiennent pas leurs promesses à l'égard de notre pays confronté à l'afflux des réfugiés syriens et irakiens. Ils ne sont pas sincères avec nous ! ".

Dernière question : « Votre volonté de raffermir vos liens avec l'Afrique n'est-elle pas la conséquence, entre autres, du refus de l'Europe de vous admettre comme membre ? Ne serez-vous pas tentés de revoir cette relation le jour où votre demande d'intégrer l'UE sera validée ? » En apparence, les Turcs ne cachent pas une certaine excitation à l’idée d’intégrer l’Union européenne. Quand bien même le Brexit a fait douter Bruxelles, ils seraient très heureux de compter parmi les membres de cet ensemble. Mais ils jurent en même temps que quoi qu'il arrive, leur pays poursuivra cette coopération portée à un très bon niveau ces dix dernières années avec l’Afrique.

Pourvu la stabilité, gage de rentabilité d'un tel partenariat, ne subisse les contrecoups des incertitudes que peuvent engendrer les situations intérieures des pays concernés. Pourvu que l’Afrique fasse preuve d’initiative et de compétitivité.   

Gankama N'Siah

Légendes et crédits photo : 

1- Les journalistes s'entretiennent avec le directeur général de la presse et information 2- La photo de famille

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