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« L’art et la mémoire de l’esclavage » à l’UNESCO

Jeudi 10 Septembre 2015 - 12:15

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L’UNESCO poursuit son engagement autour de la reconnaissance et la mise en valeur de la mémoire de l’esclavage avec l’exposition « Temps modernes : la mémoire de l’esclavage et l’art contemporain » qui a lieu jusqu’au 3 octobre à Paris et un séminaire exceptionnel qui s’est tenu le vendredi 4 septembre sur le thème « Les artistes et la mémoire de l’esclavage : résistance, liberté créatrice et héritage ».

Temps modernes

L’ignorance ou l’occultation d’événements historiques majeurs constitue un frein à la compréhension mutuelle, à la résilience et à la coopération entre les peuples. Comme le dit Édouard Glissant dans Une nouvelle région du monde : « Si nous voulons partager la beauté du monde, si nous voulons être solidaires de ces souffrances, nous devons apprendre à nous souvenir ensemble ». Ainsi, à travers son projet « La Route de l’esclave », l’UNESCO a décidé de briser le silence sur la traite négrière et l’esclavage qui ont impliqué tous les continents. Lancé en 1994 à Ouidah au Bénin, ce projet se poursuit aujourd’hui avec une série d’événements culturels à Paris qui se déroule dans le cadre de la décennie internationale des personnes d’ascendance africaine (2015-2024) proclamée par les Nations unies en décembre 2014 et de la seconde édition de Sillons de Cultures.

De quelle manière cet épisode tragique de l’histoire de l’humanité nourrit-il la création artistique dans ses formes les plus contemporaines ? Quels sont les héritages partagés de l’Afrique et ses diasporas ? La démarche de création artistique permet-elle le dépassement de la condition même de victime « pour ne plus être esclave de l’esclavage », comme le disait Frantz Fanon ? Autant de questions auxquelles le séminaire a tenté de répondre.

Cette journée de réflexion s’est divisée en quatre temps, correspondant aux quatre disciplines artistiques : littérature, arts visuels, musique et danse. Le séminaire a réuni plus d’une dizaine d’artistes, chercheurs et spécialistes parmi lesquels les musiciens Ray Lema et Archie Shepp, les écrivains Marieme M. Ndiaye et Alain Foix, la danseuse Rhodnie Désir, le comédien Jacques Martial (qui est également le président du Mémorial ACTe inauguré en mai dernier en Guadeloupe), le cinéaste Dom Pedro ou le graffeur Shuck One.

Le cinéaste angolais Dom Pedro a débuté son intervention en revendiquant son appartenance à l’ancien royaume du Kongo et a expliqué, via son parcours, comment il s’est attaché à démontrer les nombreux liens qui existent, notamment culturels, entre les Amériques et l’Afrique. Son documentaire « Tango Negro » sorti en 2013 explique les racines africaines de la musique tango en Argentine. Le travail en amont de ce projet a été très compliqué car la présence noire dans ce pays n’est pas bien acceptée, contrairement au Brésil ou à la Colombie. Grâce à sa rencontre avec le musicien et professeur argentin Juan Carlos Caceres qui disait « vouloir rendre à l'Afrique sa place légitime dans la culture argentine », le projet a abouti.

La table ronde qui réunissait le grand musicien congolais Ray Lema et le légendaire saxophoniste afro américain Archie Shepp a également marqué les esprits. Avec beaucoup d’humour et de tendresse, il nous ont expliqué les liens qui existaient entre leur musique, les ponts qui pouvaient être établis notamment grâce au jazz qui trouve sans aucun doute ses origines en Afrique (comme l’a également montré le livre de Samuel Nja Kwa « Route du jazz »). La présence d’un « Congo Square » à la Nouvelle Orléans n’est en effet pas anodine. Tous deux ont exprimé les défis actuels de chacun de leur continent : Ray Lema a évoqué son rêve de créer une université musicale africaine afin que soient enregistrées et archivées toutes les musiques existantes sur le continent et qu’ensuite soit initié un enseignement en direction de la nouvelle génération de musiciens. Archie Shepp, ainsi qu’Elvan Zabunyan, universitaire qui est intervenue au sein de la session arts visuels, ont mis en avant la recherche des racines pour les artistes afro-américains : comment ces artistes (Carrie Mae Weems ou Theaster Gates par exemple) doivent se recréer une mémoire, se reconstituer une généalogie car leur identité originelle a été annihilée par l’esclavage.

La danseuse et chorégraphe canadienne d’origine haïtienne Rhodnie Désir, a quant à elle présenté son projet intitulé Bow’t Trail qui la mènera dans 40 pays, sur les traces de la mémoire de l’esclavage. Elle définit la danse comme un dialogue d’action contemporaine en contexte de mémoire, c’est ainsi qu’elle a créé le spectacle solo Bow’t à l’origine du projet Bow’t Train (en anglais to bow signifie s’incliner, mais c’est également la proue d’un navire). L’idée est de fédérer la communauté autour de ce projet avec le concours d’un espace culturel, d’un artiste local et d’un diffuseur dans chaque pays.

La question du patrimoine afro-cubain a été abordée par l’anthropologue Kali Argyriadis : la reconnaissance de l’héritage africain a mis du temps à se faire mais cette réappropriation de la culture a finalement été utilisée par les communistes cubains qui voyaient dans cet héritage de l’esclavage le symbole de la résistance culturelle d’un peuple opprimé. Gervais Loembé, natif de Loango et professeur à Orléans, a apporté sa contribution depuis le public en établissant un lien entre Cuba et le Congo : le terme « Kuba » en kikongo signifie « résiste » et la plupart des esclaves arrivés à Cuba provenait de Loango. On parle aujourd’hui moins de l’empreinte Kongo que Yoruba à Cuba mais ceci est dû à la culture du secret chez les bantous selon lui, ce qui fait que l’héritage congolais est moins connu. Idem en Haïti où pourtant le plus grand contingent de marrons à faire la guerre d’indépendance était d’origine Kongo a fait remarquer une personne du public.

L’exposition « Temps modernes » est présentée dans le hall Ségur de l’UNESCO jusqu’au 8 septembre puis à la Galerie Vallois jusqu’au 3 octobre. Elle ouvre un espace de dialogue inédit entre quinze artistes originaires du Bénin et des Caraïbes qui, à travers leurs installations monumentales et polysémiques, croisent leur regard sur les héritages de l’esclavage et revisitent les liens profonds entre l’Afrique et les Caraïbes. D’un côté, de célèbres sculpteurs béninois comme Dominique Zinkpè, Gérard Quenum ou Romuald Mevo Guezo et de l’autre, quatre piliers de la scène artistique caribéenne contemporaine : les cubains Roberto Diago et Kcho et les dominicains Chichi Reyes et Miguelina Rivera. Malgré tous les efforts déployés pour briser ce qui aurait pu rattacher ceux qui sont partis de ceux qui sont restés, un lien est demeuré. Ce lien qui a survécu au déracinement est ici visible : les œuvres se répondent, la mer et le voyage sont très présents sous forme de bateaux négriers qui deviennent les pirogues de la mort aujourd’hui en Méditerranée. Ce travail sur la mémoire n’exclut pas l’histoire actuelle : les artistes rappellent avec force que le trafic d’êtres humains et leur exploitation se perpétue encore aujourd’hui partout dans le monde.

Exposition à la Galerie Vallois du 8 septembre au 3 octobre 2015, 35 rue de Seine Paris 6e, entrée libre

Pauline Pétesch

Légendes et crédits photo : 

Affiche de l'exposition "Temps modernes" (c) DR

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