Entretien : Jean-Noël Schifano, directeur de la collection « Continents noirs » chez Gallimard

Samedi 28 Juin 2014 - 0:45

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La collection « Continents noirs » entre bientôt dans sa quinzième année. Quel regard portez-vous sur le chemin parcouru ?
Nous avons commencé dans les tempêtes et les orages et, aujourd’hui, après quatre-vingt-quatre livres publiés par trente-neuf auteurs est venue la saison des lauriers. Les auteurs ont été consacrés par de nombreux prix : le prix Étonnants Voyageurs, le prix Ahmadou-Kourouma, le prix des Cinq-Continents, etc., outre le prix Renaudot pour Notre-Dame du Nil de Scholastique Mukasonga (salué par le public avec 80 000 exemplaires). Cette jeune et forte littérature me semblait ghettoïsée avant « Continents noirs » ou persillée chez les grands éditeurs. Grâce à Antoine Gallimard, nous avons ouvert grand les portes de notre prestigieuse maison d’édition pour qu’y entre le large fleuve des écrivains africains et de la diaspora. Gallimard NRF-Continents noirs a donné une grande visibilité à ces littératures, depuis le continent africain jusqu’en Nouvelle-Calédonie, à tel point que lorsque Scholastique Mukasonga a obtenu le prix Renaudot, Frédéric Beigbeder, par exemple, a fait une page dans le journal Lire pour dire qu’il découvrait non seulement un auteur, mais une littérature, que la littérature ne poussait pas qu’à Saint-Germain-des-Prés… Lorsque j’ai republié en 2000 L’Ivrogne dans la brousse d’Amos Tutuola traduit par Queneau en 1953, des gens pourtant très cultivés me disaient que je faisais une bêtise, car ils ne croyaient pas que cette qualité littéraire puisse venir d’Afrique. En 2000 ! On croyait encore que ça chantait, ça dansait, mais que ça n’écrivait pas, d’où la nécessité et l’importance de cette collection portée par une maison d’édition historique. J’ai voulu donner son importance à la littérature des Afriques à travers une collection, ce qui n’a pas manqué d’engendrer des polémiques, mais, entre nous, on n’a jamais mis en question la collection « Bleu de Chine » ou la collection « Afriques » chez Actes Sud. Ma politique est de découvrir et de publier des auteurs qui n’ont pas encore été publiés, mais aussi de publier les racines de cette littérature et de relancer des auteurs qui n’ont plus d’éditeur.

Vous publiez d’ailleurs les œuvres complètes de Tchicaya U Tam’si, dont le premier tome, J’étais nu pour le premier baiser de ma mère, qui regroupe sa poésie est paru en novembre dernier…
La poésie, les romans, l’œuvre de Tchicaya étaient introuvables. La publication de son œuvre complète sert une cause universelle, car le monde entier va découvrir cet auteur majeur. Le deuxième tome, qui regroupe son œuvre romanesque, sera le plus gros volume de la collection avec plus de huit cents pages. C’est le fruit d’une belle coopération entre les services culturels congolais, l’ambassade du Congo en France et les Éditions Gallimard. J’ai tenu à ce que le premier recueil de son œuvre poétique complète, auquel Tchicaya avait donné un titre italien, Quasi una fantasia, soit aussi publié avec son titre original. Il y a en effet un côté italien qui fait partie de la fondation de la nation congolaise sur lequel on n’a pas assez insisté. Savorgnan de Brazza est né à Castel Gandolfo, où est située la résidence d’été du pape, et l’Italie chante dans l’imagination congolaise. Je crois que cela fait partie des gènes, de la fondation du Congo-Brazzaville. Tchicaya U Tam’si, Sony Labou-Tansi, Henri Lopes et bien d’autres sont les meilleurs crus de la littérature que j’appelle réaliste baroque.

D’où vous vient cet amour pour les lettres africaines ?
J’avais « une nécessité d’Afrique », et les poètes de la négritude, entre autres le Guyanais Léon-Gontran Damas, étaient mes livres de chevet. L’âme occidentale a été envahie et séduite par la sensibilité africaine grâce à l’art. Je me suis dit qu’un siècle de fétiches en bois a transformé notre œil, notre âme, par l’intermédiaire de Picasso, Modigliano, Brancusi, etc., et que maintenant était en quelque sorte venu le temps des fétiches en papier. L’art africain est enté dans nos visions. Gallimard NRF-Continents noirs n’est pas la collection d’un éditeur qui reste derrière son bureau, mais de quelqu’un qui voyage avec ses auteurs, tous les sens en éveil, pour aller à la rencontre des cultures et des civilisations d’où ils sont issus. Un petit exemple en passant : dans le manuscrit de La Transmission, Eugène Ebodé avait écrit « l’orage tombe ». Les correcteurs avaient justement corrigé par « l’orage éclate », mais je m’y suis opposé, car effectivement, en Afrique, l’orage tombe comme un rideau de théâtre.

Vous avez soutenu depuis le début la présence de Livres et Auteurs du Bassin du Congo au Salon du livre de Paris…
À un moment, je me sentais bien seul à les soutenir, mais j’ai tout de suite vu la puissance de la chose. Nous avons discuté ensemble de ce qu’il fallait faire avec deux femmes exceptionnelles, Bénédicte de Capèle et Aminata Diop, qui portent cette réalisation sur leurs épaules depuis le début. J’ai été très heureux d’être au cœur de cette aventure avant même le lancement, et je suis heureux de la poursuivre. Je considère que le stand Livres et Auteurs du Bassin du Congo est la seule agora du Salon du livre de Paris. Le Bassin du Congo est ouvert et généreux. C’est un bonheur qu’il y ait ce stand au Salon du livre.

Propos recueillis par Rose-Marie Bouboutou