Interview. Julio Osséré Nganongo : « Un Congo émergent sera le résultat des collectivités territoriales économiquement émergentes »Mardi 24 Février 2015 - 17:00 Si le but de la décentralisation est de donner aux collectivités locales des compétences propres et permettre l’ancrage de la démocratie, elle est cependant loin de conduire vers un développement local souhaité dans certains pays. La problématique a nourri les recherches de Julio Nganongo Osséré à travers « Les dynamiques de la décentralisation et leurs effets sur le développement territorial : analyse croisée des réalités du Congo et du Sénégal ». L’actualité et l’intérêt de ses travaux interpellent au point que le chercheur y revient dans cette interview exclusive avec Les Dépêches de Brazzaville. LDB : Vous démarrez votre étude par des « particularités de la décentralisation » au Congo et au Sénégal. Qu’avez-vous constaté ? Julio Nganongo Osséré : Il conviendrait avant tout de préciser que, globalement, le but de la décentralisation est de donner aux collectivités locales des compétences propres, distinctes de celles de l’État, à faire élire leurs autorités par la population et à assurer ainsi un meilleur équilibre des pouvoirs sur l’ensemble du territoire. À ce titre, elle rapproche le processus de décision des citoyens, favorisant l’émergence d’une démocratie de proximité. JNO : Nous avons constaté qu’au Congo comme au Sénégal, l’organisation administrative territoriale combine les principes de la déconcentration et de la décentralisation administrative. Cependant, pour ce qui est des institutions effectivement décentralisées au Sénégal, il existe deux principaux niveaux d’échelon : la commune et la communauté rurale. Au Congo également, la décentralisation ne comporte que deux niveaux d’échelon : le département et la commune. Au départ, les constituants ont été très ambitieux en prévoyant quatre niveaux, mais très tôt les gouvernants se sont vraisemblablement aperçus qu’il se poserait un problème de compétences, les acteurs n’étant pas encore assez armés et outillés pour suivre et maîtriser le processus avec autant d’échelons. La particularité, dans les deux cas, est l’importance de la communauté rurale au Sénégal avec tout ce qu’elle recouvre comme considérations sociologiques. Au Congo, la décentralisation est très intellectuelle, politique et technique. Elle échappe aux forces locales, notamment les associations et les pouvoirs traditionnels locaux. Au Sénégal, les associations locales, les organisations communautaires de base et les pouvoirs traditionnels locaux, voire les pouvoirs religieux, se sont approprié le processus de décentralisation à travers leur implication dans les Conseils ruraux. Il n’est pas rare d’y rencontrer des acteurs locaux à la fois imam et élu local. Cela contribue à vitaliser ou à revitaliser les territoires et à favoriser la gouvernance territoriale au sens des formes d’action plus ouvertes et horizontales, impliquant davantage institutions locales et acteurs privés, associatifs, dans l’élaboration des normes, au niveau de territoires politiques émergents. LDB : Vous dites que ce résultat est le fait du colon mais qu’il participe aussi du profil des acteurs à l’aube des indépendances et bien au-delà. Essayez de le démontrer. JNO : Cela signifie que le colonisateur n’avait pas la même gouvernance des territoires au Congo, au Sénégal et à Madagascar. En fait, dans l’exercice de leurs fonctions, les administrateurs coloniaux avaient un certain pouvoir qui leur permettait de gouverner librement et d’organiser comme bon leur semblait le territoire. Il fallait tout faire pour que la gestion des colonies n’aille pas à l’encontre des intérêts de la métropole. Les motivations économiques passaient avant toute autre considération. En effet, le chemin de fer, le CFCO, principale construction de la colonisation, avait pour objectif d’acheminer vers la métropole les ressources naturelles du Congo. Ces considérations expliquent aussi le fait que le Congo ait été moins institutionnellement préparé que le Sénégal lors de l’avènement des indépendances. Au Sénégal, des personnalités comme Blaise Diagne siégeaient déjà à la Chambre des députés française en 1914 alors qu’il faut attendre 1945 pour voir un Congolais, Jean Félix-Tchicaya, à l’Assemblée nationale constituante française. Dans une certaine mesure, cette insuffisance de compétences n’a pas aidé les acteurs politiques congolais, au lendemain des indépendances voire après, à faire des choix profitables aux territoires. LDB : Comment jugez-vous l’expérience du Congo à travers le modèle de décentralisation/déconcentration (préfets/président de conseils, sous-préfets/maires des communautés urbaines, maires élus/maires nommés, etc.) ? JNO : Il serait très hasardeux de tenter d’évaluer aujourd’hui la décentralisation au Congo dans la mesure où elle est encore à ses débuts. Dix à quinze ans de processus de décentralisation, c’est presque rien. Surtout que les collectivités territoriales ne jouissent pas encore totalement de la clause de compétence générale et que les compétences ne leur sont pas encore réellement transférées. Néanmoins, je pourrais dire que l’état dans lequel se trouvent les territoires du Congo, surtout dans l’arrière-pays, illustre bien un échec des choix en faveur de la gouvernance territoriale des indépendances à nos jours. Nous avons une périphérie atrophiée et tournée vers le centre. Cela tranche avec l’ambition de faire du Congo un pays émergent en 2025. Car un Congo émergent sera le résultat des dizaines de collectivités territoriales économiquement émergentes. Quand la toute-puissance de l’État desserre l’étau sur les territoires, les composantes locales s’expriment et s’organisent et prennent en mains le destin de leur espace vécu. Le développement d’un pays doit se faire dans une approche inclusive top down et bottom up, c’est-à-dire descendante et ascendante. LDB : Dans le même chapitre, vous touchez à un point crucial : la mobilisation des ressources. Celle-ci diffère-t-elle selon qu’on est au Congo ou au Sénégal ? Le Congo est un pays à revenus intermédiaires avec un budget qui est quasiment le double de celui du Sénégal. Cela peut expliquer la différence dans le degré de motivation dans la mobilisation des ressources financières. Les collectivités locales du Congo évoluent essentiellement grâce aux dotations globales de fonctionnement faites par le gouvernement. Or, au Sénégal, en plus de ces dotations, les collectivités locales mobilisent des ressources à travers les accords de coopération décentralisée conclus avec leurs partenaires du Nord. Toutes les collectivités territoriales sénégalaises ont au moins un accord de coopération décentralisée avec un partenaire du Nord. Ce qui n’est pas le cas du Congo. À cela, il faudrait ajouter l’apport de la diaspora sénégalaise dans le développement territorial. Les associations de migrants ou de ressortissants de tel ou tel territoire du Sénégal basés dans un pays occidental, ou même au Congo, s’organisent pour concevoir, financer et mettre en œuvre des projets de développement communautaire. La diaspora congolaise, essentiellement intellectuelle et très politisée, n’a pas cette culture. LDB : Qu’en est-il du « lobbysme local » qui, selon vous, conditionne ou légitime « le développement local » ? JNO : Le « lobbysme local » est surtout le fait d’acteurs politiques locaux, ou considérés comme tels, qui se réunissent au sein de sortes de structures de mobilisation pour influer sur le processus de décentralisation ou pour inciter le pouvoir central à l’accélérer. Il peut profiter au développement local si la périphérie n’est pas inféodée au centre ou si elle se sert de son entregent dans la sphère centrale pour drainer des ressources vers les territoires. A contrario, il peut être un frein au développement local s’il est utilisé comme un syndicat de présidents d’exécutifs locaux qui tendent à pérenniser leur mainmise sur des territoires dont ils ne partagent pas les préoccupations et qu’ils considèrent surtout comme un espace politique plutôt qu’un espace vécu. LDB : Puisque vous parlez des chefs locaux ou traditionnels dans votre thèse, quel regard portez-vous sur « le recours aux sages » dans la nomenclature institutionnelle annoncée au Congo. JNO : Au Sénégal, les sages ont été intégrés dans la gouvernance depuis l’époque coloniale. Ils ne disposent pas d’une place dans la Constitution mais leur rôle est déterminant dans la bonne santé de la démocratie. Si cet État est considéré comme l’un des modèles de démocratie en Afrique, c’est parce que les pouvoirs traditionnels et religieux y jouent aussi un rôle important. Pour ce qui est du Congo, personnellement je ne vois pas pourquoi il faudrait réserver une place de choix aux sages dans la Constitution. Qu’est-ce qui justifierait la nécessité d’avoir officiellement « recours aux sages » et qu’est-ce qu’ils apporteraient de plus au Congo qu’ils n’apportent pas déjà ? Nous savons tous que les autorités congolaises ne séjournent jamais dans les territoires ruraux sans réunir ou visiter les sages. Je craindrais qu’une institution de plus soit créée et qu’on puisse complexifier la nomenclature institutionnelle alors que partout au monde l’heure est à la simplification. LDB : Enfin, dans cette thèse de 500 pages, la question de la municipalisation telle qu’elle se mène au Congo a sa place. Quelle est votre analyse en termes d’impact économique et social ? JNO : Fréquemment je me pose la question de savoir s’il s’agit d’une municipalisation ou d’un embellissement des territoires par une dotation d’infrastructures modernes ? J’estime que la municipalisation se traduit aussi et surtout par le transfert de compétences aux collectivités locales, le contrôle et la gestion des infrastructures locales par ces dernières. Pour ce qui est de votre principale question, je suis de ceux qui auraient pensé qu’une évaluation de ce processus était nécessaire à mi-chemin. Cette dernière devait se fonder sur des questions évaluatives suivantes : faut-il construire les mêmes édifices dans tous les territoires du pays ? Ces infrastructures sont-elles les préoccupations intrinsèques et premières des populations ? Quel est l’impact social, économique voire environnemental de cette politique ? La réponse à ces questions aurait pu permettre de poursuivre tel quel ou de réajuster le processus. À ce jour, aucune évaluation sérieuse ne permet de s’évertuer sur l’impact économique et social de ce qui a été entrepris. Néanmoins, nous pouvons relever que partout où cette initiative est passée, il y a eu augmentation du coût de la vie au niveau local. Les sociétés installées pendant les travaux contribuent à faire augmenter les prix des produits locaux et même des logements. À la fin du chantier, en plus de ne pas transférer l’expertise aux populations locales, elles partent avec leurs employés majoritairement étrangers au territoire. Entre-temps, les prix des produits restent élevés et pèsent sur les autochtones qui subissent de plein fouet le revers du modernisme.
Interview réalisée par Jocelyn Francis Wabout Légendes et crédits photo :Photo 1 : Le Dr Julio Nganongo Osséré, auteur d'une thèse sur la décentralisation
Photo 2 : Julio Nganongo Osséré, sociologue congolais |