Les Dépêches de Brazzaville : Pour nos lecteurs qui vous découvrent, pouvez-vous présenter ?
Ékia Badou : Mboté na bino. Na sépili mingui na ndengué bopesi nga li loba, kombo na ngai Ekia. (Sourire) Je viens d’essayer de vous saluer en lingala. Pour faire court, je dis souvent être camerounaise, mais la réalité est plus complexe. Ce qui est sûr, c’est que je suis née et que j’ai grandi en France. En fait, j’ai bien du sang camerounais par l’une de mes grand-mères (l’autre est une Ivoirienne d’origine ghanéenne). Du côté grands-pères, l'un des deux est un ancien diplomate angolais (avec des origines congolaises) et le second un commerçant d’origine ndingari (nom donné aux Ouest-Africains de confession musulmane, NDLR) immigré en Côte d’Ivoire. Ce mélange a de quoi faire mal à la tête, à commencer par moi ! (Sourire). Je me considère, in fine, comme une « Afropéenne », une Africaine d’Europe.
Comment avez-vous débuté dans les médias ? Qu’est-ce qui vous a attirée dans le milieu ?
Adolescente, j’ai répondu à ma première interview pour le compte du JT d’une grande chaîne privée. Je venais de passer deux années dans un collège de très bonne réputation en Picardie et je me suis retrouvée, après un déménagement, dans un collège ZEP (zone d’éducation prioritaire) du Val-d’Oise qui, à l’époque, battait des records de délinquance... Les journalistes m’ont interrogée près de l’entrée de mon établissement et, je dois dire, j’ai été choquée par le montage final ! Il dénaturait totalement mes propos. Depuis cette époque, j’ai décidé de faire du journalisme mon métier, non pour rétablir la vérité mais pour apporter un regard neuf... sur les quartiers, par exemple. Dès que possible, j’ai donc décroché mon premier stage en rédaction en 2003, chez RFI. Là, j’ai fait la navette entre les services Afrique, Culture et Reportages. Ensuite ont commencé les premières piges, toujours sur l’antenne africaine de la radio mondiale. Sous la houlette de journalistes et animateurs différents, comme Claudy Siar, Amobé Mévégué, ou encore Catherine Ruelle, j’ai énormément appris. D’ailleurs, leurs enseignements et conseils m’apportent encore aujourd’hui. Puis les expériences à France Culture, France Inter, Radio Nova, France Télévisions, i-Télé ou encore Capa se sont succédé assez vite. J’ai peut-être fait les choses à l’envers car, en théorie, on commence par faire du desk (travail en rédaction à partir d’images d’agence, NDLR) avant de faire du magazine et de me lancer dans les news pures. C’est sans doute pour ça que les portes ont eu plus de mal à s’ouvrir à moi. Et pour cause ! Le sésame d’entrée était (et est toujours) un diplôme d’école de journalisme, qui plus est d’un établissement reconnu par la profession. Qu’à cela ne tienne : je suis aujourd’hui diplômée de la trentième promotion de l’IPJ ! Mais ce n’est pas pour autant que je fais plus de news. (sourire) Le fait d’être africaine m’a cantonnée à travailler pour des médias communautaires, alors que je ne suis pas seulement africaine et mon goût pour l’actualité internationale me pousse à m’intéresser également à ce qui se passe dans d’autres parties du globe. C’est d’ailleurs par envie d’être un témoin du monde, de relater des faits avec sérieux que, motivée à l’idée d’exprimer un autre regard (averti et ouvert sur la diversité), j’ai voulu devenir journaliste. Relayer l’information, exposer les faits tels qu’ils sont vraiment à un public est pour moi le plus beau métier du monde. Un métier doublé d’une responsabilité énorme qu’il faut pouvoir assumer. Être à la hauteur, ça commence en premier lieu par vérifier son information.
Vous vous illustrez beaucoup dans le registre culturel... Pourquoi un tel intérêt ?
Parce que je suis dans le déni de mes talents artistiques et que donc je prends plaisir à découvrir des artistes de tous horizons pour les présenter au public et les valoriser auprès de ce dernier. Je dessine, pour ne pas dire gribouiller, et je confie les croquis de certaines des tenues que j’imagine à des couturiers lorsque je pars sur le continent africain. Par curiosité, et pour vaincre ma timidité, j’ai aussi fait du théâtre pendant plusieurs années... D’ailleurs, je suis loin d’être mauvaise. Mon expérience sur les planches m’a beaucoup plu, même si les castings m’angoissaient avant, car j’étais peut-être trop jeune et immature... Les fois où je passais cette étape, le temps consacré à la préparation de ma prestation (en plateau de tournage) cassait généralement l’intensité du jeu pour moi, qui suis de nature spontanée. Donc, j’ai arrêté. Cela reste cependant une expérience incroyable, et je me vois bien rejouer un jour. J’ai d’ailleurs réalisé un court métrage et j’ai même eu à me charger de la décoration dans des productions étudiantes de la Fémis (une grande école de cinéma française, NDLR). Si, aujourd’hui, j’occulte mon expérience des castings, il n’en demeure pas moins que j’aime beaucoup le cinéma... Mon plus grand plaisir, néanmoins, c’est la chanson. Je chante depuis petite par passion. J’étais d’abord dans une chorale religieuse mais, depuis dix ans, je suis membre d’une chorale incontournable dans le milieu soul R&B de France. Avec celle-ci, j’ai eu l’opportunité de faire les chœurs d’artistes comme Johnny Halliday, Yannick Noah, Amel Bent, Kery James ou encore Tunisiano... La chorale We are One me permet ainsi de chanter parmi des choristes talentueux et généreux, dont certains aujourd’hui arrivent à vivre de ce métier : Gasandji, Axel Tony et Indila, pour ne citer qu’eux ! Être choriste me convient très bien... Lorsque le chef de chœur m’a proposé un solo, il y a des années, j’ai déserté pendant deux ans. (rires) En tant qu’artiste, je suis comme on dit un work in progress... Pour ne pas dire une refoulée ! Mes petits frères me disent souvent : « Yaya (grande sœur, en lingala, NDLR), tu aurais pu percer ! » Et ça me fait toujours rire. Ça ne se voit pas, mais je suis plutôt timide... Avec l’âge, je deviens extravertie, Dieu merci !
On vous voit balancer entre la presse écrite et la radio, mais vous pourriez tout aussi bien être une vedette du petit écran... Avez-vous déjà songé à une carrière télévisuelle ?
C’est drôle de vous l’entendre dire ! (elle réfléchit) J’aurais aimé présenter une émission culturelle intimiste, à la rencontre d’artistes talentueux et engagés, pas en plateau mais sur le terrain, dans leur univers pour les faire découvrir. Ma vie se résume un peu à ça, la découverte et le partage. J’aime beaucoup écrire, c’est pourquoi je travaille toujours pour différents journaux, et la radio a un côté moins gonflé que la télévision... du moins en théorie !
En radio, vous teniez jusqu’à récemment les rênes d’Africa Song, l’émission de Robert Brazza, sur Africa N°1. Était-ce un univers auquel vous étiez habituée ? Remplacer Robert, est-ce que cela augmente la dose d’appréhension et d’exigence que vous avez vis-à-vis des auditeurs ou de vous-même ?
Mes exigences personnelles envers moi-même ont toujours été élevées dans mon travail, parce que mon métier me tient à cœur. Concernant Africa Song, je dois avouer que j’ai remplacé Robert Brazza sans trop connaître son travail, tout simplement parce que la tranche horaire de l’émission ne correspondait pas à mes habitudes d’écoute et qu’il y a très peu de podcasts de l’émission sur internet. Ainsi, j’ai pu arriver sans préjugés et proposer un autre ton me permettant d’exprimer ma personnalité tout en restant fidèle au principe de l’émission. J’ai reçu des artistes inédits à l’antenne, tels que Stromae, Keziah Jones, Féfé, pour ne citer qu’eux... L’animation, c’était dans la continuité de mes précédentes expériences radio, intense mais tellement satisfaisante comme aventure. J’ai réalisé, produit et animé l’émission toute seule... Et avec le sourire, malgré le stress.
Vous avez beaucoup voyagé, multipliant les collaborations avec divers médias. Qu’est-ce que ces immersions dans des univers différents vous ont apporté ?
D’un point de vue personnel, les voyages m’ont permis de me découvrir. Je suis une éponge. Je m’adapte assez bien aux habitudes ou à la façon de vivre des autres dès lors qu’elles ne sont pas nuisibles à ma personne... Quand les coutumes sont compliquées, par contre, je mets de l’eau dans mon vin car la situation est généralement temporaire. Pour rester légère, je peux vous citer l’exemple des tenues vestimentaires. Au Japon, il est très vulgaire de porter des décolletés alors que de nombreuses femmes portent des jupes vraiment très courtes ; en Syrie, les gens n’ont pas l’habitude de voir une femme se balader seule, encore moins une femme noire... J’ai même porté le voile en Jordanie pour ne pas être embêtée pendant mes pérégrinations solitaires. Mes voyages m’ont permis de voir à quel point j’ai de la chance de vivre en France et sur quels autres mon pays, la France, est malade. Voyager ouvre les yeux... Sauf pour ceux qui ne veulent pas les ouvrir, bien sûr.
Vous totalisez dix ans de carrière journalistique, à ce qu’on dit ! Qu’est-ce que cela représente pour vous ? Avez-vous le sentiment d’avoir atteint les objectifs que vous vous étiez fixés ?
Dix ans ! Et même un peu plus... Mon Dieu, cela passe vite ! Lors de mon premier stage, chez RFI en 2003, je n’avais peur de rien : je voulais faire du terrain alors j’y suis allée seule, me trouvant des « fixeurs » dans les endroits qui m’intriguaient et ensuite vendant mes propositions de reportages. Ça a marché pour le Liban, Israël, le Japon, la Corée du Nord, la Pologne, et même la Norvège ! Travailler dans des médias, aussi bien communautaires que généraux, ça m’a rendu à la fois souple et rigide. Souple parce que j’ai dû m’adapter à des lignes éditoriales très différentes, et rigide parce qu’avec les années je suis devenue moins éponge, moins sensible qu’au début de ma carrière et je renifle assez vite quand interlocuteurs ou collègues me mènent en bateau. Je suis loin d’avoir atteint mes objectifs : j’ai encore envie de plusieurs choses mais, comme on dit, parler trop tôt porte le mauvais œil... Je vais juste ajouter que la réalisation de documentaires m’intéresse, pour ne citer que ce volet de mes projets !
Vous animez présentement (et en collaboration avec Manu Dibango) une émission dans laquelle les épopées musicales de différentes générations se confrontent... Quel est le petit plus que vous apporte cette rencontre intergénérationnelle ?
Manu Dibango est un homme exceptionnel, et animer avec lui m’enrichit énormément. J’étais trop passive au début de notre collaboration, car j’avais l’impression de ne rien avoir à lui apprendre... Alors qu’en fait, c’est un procédé mutuel ! Il est capable de vous sortir des détails sur la vie d’artistes qui ne sont plus de ce monde de façon précise, avec pertinence et avec humour, car il a côtoyé les plus grands et c’est une sorte de légende vivante. Pour ma part, je lui déniche des pépites, des inédits et des artistes bourgeonnants pour lesquels son engouement m’étonne parfois. On n’est pas amis, mais on est plus que des collègues. Il est devenu, malgré lui, un « tonton » que j’affectionne particulièrement.
Enfin, pourriez-vous nous faire part de votre actualité et de vos perspectives ?
La saison prochaine, je serai dans le bateau d’une nouvelle aventure, nommée A+ (groupe Canal + Afrique, NDLR) ! Je m’occuperai également des colonnes mode d’Afriscope... Enfin, j’ai d’autres propositions sous le coude dont je suis tout aussi fière. Je vais mettre mon blog en ligne très prochainement. Il sera à la fois sérieux et complément décalé. Un peu (beaucoup) comme moi, en fait ! Donc, un peu de patience... Pour le moment, je peine un peu à lui trouver un bon nom, mais je vous préviens : mes articles vont vous faire tordre de rire ! Derrière mon sérieux apparent se cache un vrai potentiel de comique ! Affaire à suivre...
