IV- Nous sommes tous des mortels
J’étais interloqué. Tant d’énergie dépensée pour exprimer un refus là où un simple « non ! merci » aurait suffi me parut être l’expression d’un malaise qui menaçait d’exploser à chaque instant tant que nous serons ensemble dans cette cabine n°6. Je me souvins de son conciliabule avec ses parents.
Je voulus prendre les devants pour éviter toute déconvenue ou mésaventure pour la suite du voyage. Je l’interpellai :
- Dévotchka ! Je ne crois pas que, ce à quoi je viens d’assister restera, en cas de répétition, à l’état d’une tempête dans un verre d’eau. Dans ma contrée natale, la sagesse enseigne que sur cette terre des hommes nous sommes tous des mortels. Nous passons ! Notre temps est compté. Cela suffit à régler notre conduite quotidienne. C’est ainsi que nous rendons le sourire à ceux qui nous sourient. Nous méprisons ceux qui nous méprisent. Nous respectons ceux qui nous respectent. Et, nous ignorons ceux qui nous ignorent. Notre vie bucolique a ses normes, ses règles et sa philosophie. C’est ce qui nous aide à nous en sortir en évitant les pièges de l’adversité.
Elle était accrochée à mes lèvres et semblait subitement intéressée par les accents de mon discours. Encouragé, je poursuivis :
- En dépit de cette discipline qui m’a façonné depuis l’enfance, je ne vois pas comment je pourrais ériger une muraille de Chine entre vous et moi dans ce réduit ou nous sommes jetés. En même temps, je ne voudrais pas être la victime collatérale de votre prochaine explosion. Bon… voilà, au fond du couloir, du côté de la locomotive, vous trouverez deux dames de l’équipage, elles sont au service des passagers. Elles vous aideront à permuter de cabine. Je resterai seul ici, comme avant votre arrivée. Ce sera mieux et pour vous et pour moi.
Elle parut s’éveiller soudainement et affronta mon regard. Je l’entendis distinctement m’interroger d’une voix claire tout en trouvant la réponse à sa propre question :
- Selon vous, quel article du droit romain vais-je évoquer pour justifier cette permutation ? Non ! je n’irai nulle part.
Elle ne contestait pas la sommaire introspection que j’avais tirée de son comportement juste quelques minutes après notre rencontre. Elle avait pensé permuter de cabine, mais ne savait pas comment s’y prendre. Je l’encourageai à se découvrir, à dire son ressenti, sa condition féminine, sa peur d’être agressée.
- Ben, prenez les choses du bon côté, bafouillai-je. Allez parler de l’inconfort ou de l’incommodité que vous ressentez…vous n’êtes pas du tout à l’aise ici, ça se voit. Allez dire que vous ne supportez pas de voyager seule en compagnie d’un inconnu.
- Je vais aller plaider en alléguant que je ne supporte pas de voyager seule en compagnie d’un Noir ? Non, je n’irai nulle part !
Elle venait d’ajouter la question ethnique à ce que jusque-là, dans ma compréhension, se résumait à une question de genre, d’identité masculine ou féminine. Je repris :
- Pas en compagnie d’un Noir. Plutôt en compagnie d’un garçon. Vous ne feriez pas cette tête si j’étais une fille. A mon avis, c’est le genre qui fait débat dans cette cabine. C’est le genre qui nous sépare. Je ne vois pas la couleur de la peau. N’est-ce pas que c’est d’abord, et avant tout, ma masculinité qui vous stresse dans ce mouchoir de poche où nous sommes entassés ? N’est-ce-pas que vous redoutez de me voir vous dépouiller violemment de vos sous-vêtements ? J’espère que vous le comprenez : le viol n’a pas d’ethnie. Il n’a rien avoir avec la couleur de la peau. A moins que conditionnée par des stéréotypes vous ne conveniez que dans ma condition de garçon et de Noir, l’un ne va pas sans l’autre ?!
Elle ne répondit pas tout de suite. Elle promena son regard autour de moi. Et, revenant à mon visage, elle délibéra :
- Libre à vous de penser ce que vous voulez. Je n’ai formulé aucun grief contre vous. Je répète que je n’irai nulle part !
Je sentis la pression montée dans mes veines. Je me ressaisis et continuai de l’encourager à quitter ma proximité :
- Dévotchka, allez-y ! Ce sont des dames, des Soviétiques comme vous, elles vous comprendront. Vous n’allez pas trimbaler ce visage effrayé jusqu’à Berlin. Partez ! Allez-vous-en ! (A suivre)