Les Dépêches de Brazzaville : L’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques chargée de superviser le démantèlement de l’arsenal syrien s’est vu décerner le prix Nobel de la paix 2013. Vous étiez un prétendant sérieux à cette distinction prestigieuse. Le fait de ne pas l’avoir obtenue ne vous a-t-il pas déçu ?
Docteur Denis Mukwege : Notre travail consiste à restaurer la dignité ainsi que l’intégrité physique et psychique de nos patients, et plus particulièrement des femmes victimes de violences sexuelles à l’est de la RD-Congo. Nous n’avons jamais été à la recherche d’honneurs. À l’instar de la ligne rouge établie par la communauté internationale concernant les armes chimiques, nous considérons que le viol utilisé comme arme de guerre ne peut plus être toléré et doit être réprimé par la justice tant nationale qu’internationale. Ces crimes à caractère sexuel détruisent la femme et la société et engendrent des enfants qui n’ont pas de filiation. Ils peuvent être des actes constitutifs de génocides, car quand l’appareil génital de la femme a été détruit, il n’y a plus de procréation possible.
LDB : Dans vos interventions sur les différents médias, vous ne cessez de dénoncer les viols massifs utilisés comme arme de guerre tout en établissant un lien étroit entre ce phénomène et les conflits armés, notamment au Nord et Sud-Kivu. Qu’attendez-vous de la traque des forces négatives et des groupes armés enclenchée récemment par les FARDC dans cette partie du pays ? Quelle peut être votre contribution en appui à cette dynamique ?
Oui, nous dénonçons les viols massifs utilisés comme une stratégie de guerre, qui détruisent non seulement la femme, matrice de la vie, mais qui minent aussi toutes perspectives de développement social et économique. Il faut arrêter la violence, il ne s’agit pas d’une utopie, il faut une volonté politique pour mettre un terme aux cycles récurrents de la violence en RD-Congo, mais aussi dans la région des Grands Lacs.
Nous portons nos espoirs dans la mise en œuvre effective des engagements pris par les onze États signataires de l’accord-cadre d’Addis-Abeba et nous sommes encouragés par le nouveau leadership de la Monusco, qui opère avec un mandat renforcé à l’est de la RDC depuis 2013, ainsi que par le dynamisme des envoyés spéciaux des Nations unies, des États-Unis, de l’Union européenne et de l’Union africaine pour trouver une solution durable et s’attaquer aux causes de la violence.
La défaite du M23 a été vue par tout le monde comme un prélude à la paix, et nous avons observé une reddition significative d’autres mouvements armés dans la foulée de la défaite du M23, notamment les groupes Maï-Maï, qui s’étaient constitués en forces d’autodéfense face aux forces étrangères. Nous pensons qu’il faut maintenant mettre la priorité sur les seuls groupes ayant une idéologie, à savoir les ADF-Nalu concentrés dans le territoire de Beni au Nord-Kivu, et pour lesquels la solution militaire semble s’imposer.
Pour le FRLR, la situation est plus complexe : ils sont éparpillés à l’est du Congo depuis plus de vingt ans. Certains sont nés en RDC, et nous estimons avant tout qu’il faut poursuivre et juger les auteurs du génocide au Rwanda et tous ceux qui ont commis des crimes graves en RDC. Pour les autres, nous pensons qu’il faut être plus nuancé, créatif et humain, et qu’ils doivent soit être rapatriés au Rwanda dans le cadre des programmes de démobilisation et de réinsertion sociale, soit être relocalisés individuellement sur l’ensemble du territoire de la RDC, soit être pris en charge par le HCR vers des pays tiers. Pour ceux qui ne rentreraient pas dans ces catégories, l’option militaire doit s’imposer, mais nous pensons que l’usage exclusif de la force peut entraîner des conséquences collatérales graves. Fondamentalement, nous rejetons toute culpabilisation collective, car nous ne pouvons faire une assimilation entre les FDLR et les Hutus, une simplification extrêmement dangereuse, qui est trop souvent entretenue et qui peut porter les germes d’un nouveau génocide.
LDB : Aujourd’hui, avec le recul du temps, comment décryptez-vous la tentative d’assassinat dont vous avez été victime en octobre 2012 de la part d’hommes armés, laquelle a du reste motivé votre évacuation en Europe ? Qu’est-ce qui vous a convaincu de rentrer à Bukavu alors que vous étiez à l’abri du danger ?
Il ne s’agit pas juste d’une tentative, un homme est mort en me protégeant : mon fidèle gardien a été assassiné, et sa famille attend toujours de savoir qui sont les coupables. À ce jour, l’enquête n’a pas progressé à ma connaissance, et aucune lumière n’a été faite sur cette attaque. C’est la mobilisation des femmes congolaises qui m’a décidé à revenir à Bukavu pour poursuivre mon travail à l’hôpital de Panzi. Ces femmes courageuses ont lancé des appels tant au niveau des autorités congolaises qu’aux Nations unies pour réclamer le retour de leur médecin. Ce sont mes héroïnes. J’ai été très sensible à cette mobilisation qui m’a poussé à revenir au pays.
LDB : Quel est présentement le niveau de la prise en charge médicale des femmes violées à l’hôpital de Panzi ? La tendance (3 500 victimes par an, selon les dernières statistiques) est-elle maintenue ou a-t-elle régressé ?
Nous avons toujours constaté une corrélation entre le nombre de femmes violées et la situation sécuritaire. Nous avions misé sur une réduction du nombre de victimes en 2012 et 2013, car la situation s’était stabilisée en 2011 et 2012, mais avec le phénomène du M23 et la dégradation sécuritaire, nous avons connu à nouveau une recrudescence du nombre de cas pris en charge à l’hôpital.
LDB : Votre mot de la fin ?
Le changement, la paix et le développement viendront des femmes, et nous pensons que leur voix doit être entendue à tous les stades du processus de paix.