Grazina : un récit de trainJeudi 20 Mars 2025 - 18:21 II- Une nouvelle passagère Au moment de l’arrivée du train à Vilnius, je ne dormais pas encore. Je veillais sous le jet d’une lumière blafarde, le nez plongé dans les pages d’un livre. Je sentis le besoin de me dégourdir les jambes lorsque le train arriva sur le quai. Je sortis. Le couloir recouvert d’un tapis vert aux bordures rouges et jaunes était vide, calme et baignait sous une lumière tamisée. Je me tins debout, les bras agrippés à une barre de bois ronde peinte en jaune-or qui courait sous les fenêtres du couloir le long de tout le wagon. Je me trouvais du côté opposé du quai et ne pouvais contempler l’agitation provoquée par l’arrivée de l’express. Mes yeux plongeaient dans un vaste espace vide éclairé par des phares, parcouru par un entrelac de rubans de fer. Des trains, des locomotives y stationnaient ou étaient en mouvement. Leur ombre se projetait dans la nuit sous la lumière des phares et les faisait se ressembler à des chenilles ou à des mille-pattes géants. J’étais absorbé par ce spectacle, lorsque des voix se firent entendre du côté de l’entrée du wagon. Sans nul doute, de nouveaux passagers montaient. Je me retournais. Quatre individus dont un homme et trois femmes avançaient dans le couloir. Conduit par une quadragénaire de forte corpulence aux cheveux noirs coupés courts, le quatuor chuchotait les yeux rivés sur les portes des cabines à la recherche du numéro correspondant à leur réservation. La quadragénaire portait une jupe bleue marine rehaussée d’une chemise blanche à manchettes dorées. Un bouton doré resserrait la chemise au-dessus d’une poitrine éloquente. Tenant en main le titre de voyage, elle s’arrêta devant la cabine n°4, puis devant le n°5 sans résultat. Elle arriva à ma hauteur, se plaça dans mon dos devant le n°6. Elle chuchota dans sa langue quelque chose du genre « eurêka ». Elle avait trouvé le numéro qu’elle cherchait. J’avais refermé la porte de la cabine. Elle l’ouvrit et ses suivants firent entrer deux bagages qui paraissaient lourds. Le livre que je lisais avant l’entrée en gare était déposé sur le premier lit, le plus bas des trois que l’agence de voyage m’avait attribué. Mon blouson jean s’y trouvait également. Au regard de ces détails, le quatuor compris que la cabine n’était pas vide. Elle avait un occupant. La quadragénaire me jeta un regard soupçonneux. Elle jeta un nouveau regard sur le billet de voyage, vérifia si elle ne s’était pas trompée de numéro. Puis, elle sembla se glacer subitement lorsqu’elle réalisa le sens de ma présence face à la cabine n°6. La dame grommela en lituanien. L’écho que lui renvoya ses compagnons était sans équivoque. Ils avaient compris pourquoi j’étais planté devant la cabine 6. Consternés, la quadragénaire et les autres se retirèrent du côté de l’entrée mal éclairée du wagon et tinrent un conciliabule. Je sentis des yeux plus ardents que des tisons braqués sur moi. Je me retournai de leur côté et surpris des regards réprobateurs braqués dans ma direction. Sans savoir à quoi tout ceci rimait, je sentais que j’étais au centre d’une tenace préoccupation que commentait avec des gestes de son bras droit la dame en jupe bleue marine. Lorsqu’arriva le moment de la séparation, une jeune femme embrassa tour à tour un homme portant une chemise carrelée comme un jeu de dames, une femme d’une trentaine d’années, et enfin la marraine du groupe qui continuait d’avoir l’œil sur moi. Puis, la jeune femme se détacha, s’avança vers la cabine n°6, nonchalante, tête baissée, défaite. Elle marcha, contrainte, comme si l’échafaud était sa destination. Le groupe la suivit des yeux tout en lançant des regards inquiets vers moi. La marraine en jupe fut la dernière du groupe à se retirer non sans avoir lancé des flèches enflammées dans ma direction. Lorsque l’express reprit sa course vers l’Ouest, je restai encore quelque temps debout dans le couloir. Le climat s’était rasséréné : les choses devinrent plus claires dans ma tête. Une seule des quatre personnes montées dans notre wagon à Vilnius détenait un titre de voyage. Les trois autres étaient des accompagnateurs. Ces derniers, tout comme la personne accompagnée, s’étaient vivement inquiétés quand ils comprirent que je serai celui qui partagera la promiscuité de la cabine n°6 avec la nouvelle passagère. Cette dernière était une jeune femelle d’environ 22 ans. J’étais un jeune mâle, tout juste un peu plus âgé qu’elle. J’ajouterai que j’étais un Noir, un Africain. Ces adjectifs n’avaient à mes yeux qu’une valeur identitaire, sans plus. Boursier de l’Etat soviétique, j’étais de l’avis de mes nombreux camarades africains, latino-américains, et asiatiques selon lequel l’environnement social du pays d’accueil ne portait pas atteinte à notre personnalité morale, à nos droits humains en termes de race ou de sexe. Dans les campus, à l’université, dans les instituts ou dans la rue, nous n’étions ni confinés ni réduits à l’état de sous-hommes par des préjugés ethniques ou religieux. Nul doute que le Parti communiste veillait au grain. La vision égalitariste de son idéologie bolchevique n’était certainement pas sans effet sur nos relations avec les citoyens soviétiques. Il n’y a pas de société parfaite. Celle fondée par les Bolcheviques ne prétendait pas à la palme d’or sur ce point. Toutefois, ses animateurs, bien que rigides, faisaient feu de tout bois pour s’approcher des normes de leur doctrine. A suivre
François Ikkiya Ondaï Akiéra Notification:Non |