V- Un garçon noir
Elle parut subitement pensive et sans me regarder rétorqua sur un ton de défi :
- Non ! je n’irai nulle part.
Elle resta ferme et ne bougea pas d’un iota de sa position. Elle savait à quoi s’en tenir. Sa rencontre avec les deux agents féminins de l’équipage allait certainement tourner court.
Plus tard, j’appris qu’elle s’appelait Grazina et, j’eus le privilège de noter les grandes lignes de son entretien avec les deux agents qui nous convoyaient tel qu’elle l’imaginait :
- Bonsoir les dames ! J’ai un petit souci. Pouvez-vous m’aider à changer de cabine? Je suis dans la 6.
L’un des deux agentes :
- Bonsoir ! c’est vous qui êtes montée à Vilnius. Je vous écoute. C’est quoi votre souci ?
Grazina :
- N’avez-vous pas de couchettes libres dans d’autres cabines ? Dans la 6, je voyage seule en compagnie d’un jeune homme, un Africain.
Le premier agent:
- C’est un jeune homme noir qui va à Paris. Il est là depuis Leningrad.
- Quel est le problème ? Est-ce parce qu’il est noir ?
- Euh !... Pas noir. Plutôt un garçon. Vous voyez ?
- Un garçon noir. Vous craignez son phallus de centaure et vous avez peur de vous faire empaler ? c’est ça ? N’ayez pas de crainte. J’ai dix ans de travail sur cette ligne. Les stéréotypes ont la peau dure ...N’ayez pas de crainte, rien de fâcheux ne vous arrivera.
Elle se tourna du côté de sa collègue :
- Gallia, s’il vous plait, jetez un coup d’œil sur le plan de notre wagon. Trouvez une nouvelle place à cette demoiselle.
Gallia, le second agent, enchaîna :
- Vous préférez une cabine où vous serez seule ou bien en compagnie d’un Blanc ? Ma foi, vous ne serez pas plus avancée dans ce cas… C’est comme dit Nina, les couleurs et les goûts ne se disputent pas.
Grazina, montée sur ses ergots :
- Ce n’est pas ce que j’ai dit. J’ai parlé de genre, je n’ai pas parlé de race, de couleurs et de goût.
Le premier agent :
- Dévotchka ! genre, race, couleur de la peau… Vous touchez-là des questions de principe. Enculée de ta mère… Vous savez comment ces questions sont règlementées dans notre espace public. L’agence Intourist organise les voyages sous l’empire de la loi soviétique qui est spartiate mais juste. Dans certains pays, la religion ou la politique, dans le cas de votre cabine n°6, aurait exigé à votre compagnon de voyage de montrer patte blanche. Par exemple, de fournir une attestation ou un certificat de mariage. Ici, en revanche, l’espace est ouvert moyennant la crainte de l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de chaque justiciable qu’il soit Soviétique ou étranger, Blanc, Noir, Jaune ou Rouge. Nous n’avons pas de wagon réservé aux seuls chats, aux seuls porcs, aux seuls singes ou bien aux seuls orang-outang…Nous transportons des humains, nous ne transportons pas des animaux… Voilà, c’est tout.
Puis, s’adressant à sa seconde :
- Gallia que donnent vos recherches ?
Grazina, sans laisser à Gallia le temps de donner le résultat de ses recherches, leva l’ancre sans autre formalité :
- Merci Gallia, Je crois que nous nous sommes compris. Je reste dans la 6. Bonne nuit !’’
Je comprenais maintenant pourquoi elle rechignait de voir les deux agents. Elle craignait de se faire rabrouer. Elle n’était pas sans ignorer que sous réserve d’observation de l’implacable loi soviétique, Intourist organisait la mêlée générale sur toutes ses lignes. Au demeurant, il n’en allait pas autrement sur toutes les lignes des voies ferrées du reste de l’Europe.
Toutefois, je me sentis le devoir de calmer l’inconnue, de donner des assurances sur ma conduite en lui expliquant le dispositif moral en vigueur dans ma contrée natale relativement à notre situation. Je dis :
- Dévotchka, je comprends parfaitement votre nervosité. Mais soyez rassurée : en tant que mâle, mon devoir naturel est de vous protéger, et non de vous violenter. C’est ce que nous enseigne la tradition dans mon pays. Il ne peut pas en être autrement. La terre entière s’étranglerait d’indignation en apprenant que je vous ai fait du mal alors que, campagne de route, vous étiez sous ma protection. Je deviendrai la risée de tout le monde, puisque je serai indexé comme un forcené qui ne peut coucher avec une femme qu’en la violentant.
Un sourire narquois plissa ses joues. Sans prononcer un seul mot, l’expression de son visage affichait un scepticisme que semblait résumé le lapidaire : « je ne suis pas dupe ! » (A suivre)