Opinion

  • Le fait du jour

Youlou Mabiala censuré

Samedi 18 Février 2023 - 16:09

Abonnez-vous

  • Augmenter
  • Normal

Current Size: 100%

Version imprimableEnvoyer par courriel


1984. Ex-sociétaire d’OK Jazz chez Franco Luambo Makiadi à Kinshasa, puis des Trois frères, avec Loko Massengo et Michel Boyibanda à Brazzaville, Gilbert Youlou Mabiala vole de ses propres ailes depuis un bon moment. Il a créé son groupe, Kamikaze Loningisa. Ce nom de Kamikaze lui colle à la peau. En 1975, l’un de ses tubes dans le premier groupe porte le titre de « Chérie Kamikaze ».

Le meneur de Kamikaze Loningisa est désormais un seigneur puisqu’on l’appelle le Prince Youlou Mabiala. Son métier d’artiste de la chanson ? Il l’exerce avec un talent inégalé et on ne compte plus le nombre de ses titres sur le marché du disque. Il inspire un chroniqueur de Radio-Congo, La Voix de la Révolution congolaise à l’époque, qui le décrit comme l’interprète congolais « le plus à l’aise dans l’intonation aigüe », en référence à son timbre de voix exceptionnel en solo ou en groupe.

En compagnie de ses musiciens recrutés pour la plupart à Kinshasa où il a passé une bonne partie de sa carrière musicale, Youlou Mabiala façonne l’âge d’or de la musique congolaise des deux rives. Album sur album, l’homme est au firmament de son art et répand la rumba dans les bistrots des deux villes jumelles tandis que les chaînes de radio se l’arrachent. Cette année-là donc, il lance un 33 tours au titre énigmatique de « Couper soucis ». En plus de ce morceau, l’album produit par l’auteur lui-même en contient trois autres : "Kisembe", "Toutou", "Position de force".

En chantant de sa sublime voix sur une cadence fort tempérée, Youlou voulait sans doute que le message véhiculé dans « Couper soucis » soit mieux saisi de ceux qui l’écouteraient. Et là ils seront nombreux : ses fans des deux rives du fleuve Congo et au-delà bien entendu, mais aussi d’autres auditeurs parmi lesquels ceux dont la mission reçue de l’administration publique, agissant tout bien considéré pour l’intérêt public, était d’écouter, d’analyser et de décider ensuite du sort de l’œuvre chantante, selon qu’elle était ou non de nature à faire entorse à la « bienpensance » commune.  

L’histoire que notre artiste conte était-elle audacieuse seulement pour l’époque ? Une dame perturbée dans son sommeil tire la conclusion que sa relation avec l’homme qui partage sa vie manque de sincérité. Elle le soupçonne de lui avoir trouvé une rivale et décide que jamais plus elle ne se laissera faire. Femme d’affaires, elle revendique son émancipation, pousse la revendication au-delà de la dénonciation. « Couper soucis » installe une terrible concurrence dans ce foyer où la femme s’arrange systématiquement à s’absenter de la maison toutes les fois que l’homme le fait.

Youlou scande la vengeance de la femme affranchie, les paroles qu’il enchaîne expriment sans concession la contestation de l’autorité de l’époux comme chef de maison. La femme blessée dans son amour propre moque les élucubrations de son mari à « la jalousie puérile », qui célèbre sa joie de toujours la retrouver à la maison attachée à cuisiner ou à se tresser les cheveux alors qu’il sort à sa convenance et rentre souvent tard de ses longues pérégrinations en ville. En amour la gentillesse a des limites, fulmine la dame pour qui « il y a des types de gentillesses auxquels il ne faut jamais s’habituer ».

C’est trop ! Le Prince est allé trop loin. La commission de censure du ministère de la Culture siège et décide de retirer « Couper soucis » du marché de distribution. Aucun recours possible. On ne badine (ait) pas avec les mœurs ! C’était sous le mono. Mais, même aujourd’hui, près de quarante-ans après ce verdict « ruineux » pour l’artiste, cette chanson n’aurait certainement pas bonne presse. Il suffit de l’auditionner, le timbre de voix de Youlou est captivant, entraînant, mais les mots trop osés pour conforter les familles.

Le Prince Y.M. n’en était pas à sa première « assignation ». La faute en incombait à son succès ainsi qu’à cette tendance qui lui était constante de prendre le bateau pour se retrouver de l’autre côté du fleuve, à Kinshasa. Mais c’est moins le fait de gagner Kin-Malebo qui fit problème. Alors, en effet, que la chute des Trois frères en 1978, huit mois seulement après leur création et un succès fou laisse Brazzaville sans voix, le voilà, Youlou, en compagnie de son groupe brillant de mille feux dans la ville voisine. Ils viennent de sortir « Citron » chez « Parions-Congo » sur 45 tours.  Sa thématique de prédilection connue, le Prince chante un amour devenu aigre comme du citron.

On est en quelle année ? 1978 ou 1979 ? Je ne me souviens plus. Un communiqué radiodiffusé émanant des autorités de Brazzaville somme l’artiste de vite regagner le pays sous peine d’être déchu de sa nationalité. Il s’y est plié. La sentence sera commuée en un immense triomphe quand il prendra ses quartiers dans la capitale avec son groupe. On l’aime Youlou !

Gankama N'Siah

Légendes et crédits photo : 

L'album "Couper soucis", du Prince YM avec son groupe en 1984

Edition: 

Édition Quotidienne (DB)

Notification: 

Non

Le fait du jour : les derniers articles
▶ 23/11/2024 | Nation congolaise
▶ 16/11/2024 | Eboueur ou Caterpillar?
▶ 9/11/2024 | Léon Bemba
▶ 25/11/2024 | Les Brics, des briques?
▶ 18/11/2024 | Le bateau a pris le large
▶ 11/11/2024 | Marx avait raison
▶ 4/11/2024 | Croire en la paix
▶ 31/10/2024 | Nos écrits