Dossier Marché de la poésie - Tchicaya U Tam’si, le mauvais garçon de la littérature congolaiseDimanche 8 Juin 2014 - 22:30 Le 8 novembre dernier est paru, dans la collection Continents noirs des Éditions Gallimard, J’étais nu pour le premier baiser de ma mère, le premier volume des œuvres complètes de Tchicaya U Tam’si, l’immense poète congolais surnommé « le Rimbaud noir ». La sortie du premier volume des œuvres complètes de ce monument de la littérature africaine vient couronner une entreprise collective des Congolais pour faire sortir Tchicaya de l’oubli. Un travail de plus d’une année de Boniface Mongo-Mboussa, professeur de littérature francophone à Paris et rédacteur de la revue Africultures, qui signe la préface de cet ouvrage, pour rassembler, avec les enfants de Tchicaya – notamment sa fille –, les différents recueils et entamer une longue bataille juridique concernant les droits, avec le soutien de l’ambassadeur Henri Lopes ainsi que des services culturels de l’ambassade et du Congo. Grâce à ces efforts, le public redécouvre aujourd’hui le travail de cet écorché vif au verbe puissant sous le titre, choisi par l’éditeur, J’étais nu pour le premier baiser de ma mère. Le titre peut choquer la pudeur bantoue, mais, explique l’éditeur Jean-Noël Schifano, « la mère est essentielle dans l’œuvre de Tchicaya, car il l’a perdue à peine né. Toute la poésie de Tchicaya découle de l’absence-présence de la mère. » Un fait central qui se reflète jusque dans le pseudonyme de l’auteur, car si on traduit habituellement Tchicaya U Tam’si par « la petite feuille qui chante son pays » — ce que le poète ne démentira jamais —, une homonymie en langue vilie découverte par l’écrivaine Mambou Aimée Gnali révèle que ce nom signifie également « le placenta ». Né le 25 août 1931 à Mpili (République du Congo) et décédé le 22 avril 1988 à Bézancourt (France), Gérald-Félix Tchicaya, connu sous le nom de Tchicaya U Tam’si, est poète, romancier, nouvelliste et dramaturge. Il est considéré comme le poète africain le plus doué de sa génération et il est le premier poète moderne africain. Arraché très tôt à sa mère et élevé par la nouvelle épouse de son père, Tchicaya U Tam’si passe son enfance à Pointe-Noire. Il quitte le Congo à l’âge de 15 ans pour continuer ses études en France où son père, Jean-Félix Tchicaya, exerce son mandat de député du Moyen-Congo à l’Assemblée constituante. Il suit une scolarité chaotique et déçoit les espoirs de son père qui imaginait que son fils aîné deviendrait magistrat. Boiteux, bègue, il quitte l’école avant le baccalauréat pour exercer des petits métiers et se consacrer à l’écriture. Il se construit dans la solitude et exprime son mal-être dans sa poésie, incarnant parfaitement la figure du poète maudit, dans les pas d’Arthur Rimbaud qui lui inspire son premier recueil de poèmes, Le Mauvais Sang, publié en 1955. Il a 24 ans. Malgré son talent indéniable, l’auteur au sang mauvais, « Makila mabe », porte comme des complexes, lorsqu’il se lance dans la carrière littéraire, sa jeunesse, son peu d’éducation formelle, son infirmité physique, l’arrachement d’avec son village et sa mère biologique, ses relations conflictuelles avec son père... autant de blessures dont il a su nourrir son génie. Du fait de la quasi-identité de leur nom, le député Jean-Félix Tchicaya est félicité et congratulé à la sortie de l’ouvrage à la place de son « cancre » de fils Gérald-Félix Tchicaya. Pour mettre fin à cette confusion, ce dernier adopte en 1957 le pseudonyme de Tchicaya U Tam’si, « la petite feuille qui parle pour son pays », avant de faire paraître son deuxième recueil de poèmes, Feu de brousse. Dans cette œuvre, il exprime sa rupture avec la génération de la négritude : Tchicaya U Tam’si refusait le terme de nègre, qui reflète l’idée de domination, et se revendiquait Congolais. Son vers « Sale tête de nègre, voici ma tête congolaise » (Feu de brousse) sonne comme un manifeste. « Quand Léopold Sédar Senghor publie, en 1948, son Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, avec la célèbre préface de Jean-Paul Sartre, la part africaine dans cette compilation est bien mince. Sur les seize poètes qu’elle compte, trois seulement sont Africains (Birago Diop, David Diop et L. S. Senghor). Tous Sénégalais. Sept ans plus tard, Tchicaya U Tam’si fait voler en éclats les certitudes de la négritude. […] Oser s’attaquer au père de la négritude au faîte de sa gloire, titiller ensuite les négrologues, il fallait une bonne dose d’insouciance », rappelle Boniface Mongo-Mboussa dans la préface. Léopold Sédar Senghor, qui l’aimait beaucoup, a écrit de lui, en préface de la première édition d’Épitomé, en 1962 : « J’ai découvert un poète bantou. » En 1958, Tchicaya U Tam’si publie À triche-cœur. « C’est un recueil dans lequel le mal du pays (le Congo) et le spleen du poète se confondent », précise Boniface Mongo-Mboussa. En 1960, pendant les indépendances, Tchicaya U Tam’si rentre au Congo et met son écriture au service de Patrice Lumumba, qu’il a rejoint après l’avoir entendu à la radio. Il lui consacrera son recueil Épitomé en 1962, dans lequel le poète exprime sa passion pour le Congo, puis Le Ventre (1964), après l’assassinat de Lumumba : un cri de douleur et un chant de deuil, inspiré des antagonismes politiques, des querelles intestines et des luttes tribales orchestrés par les jeux obscurs des impérialistes. La Veste d’intérieur (1977), son dernier recueil, qui signe son adieu à la poésie, est marqué par la mort près de vingt ans après son premier recueil Le Mauvais Sang qui célébrait la vie. Thicaya U Tam’si a produit une œuvre capitale, placée sous le signe de la rupture aussi bien avec les pères fondateurs de la négritude que dans l’écriture elle-même, qui a inspiré toute une génération, si bien que l’on peut légitimement affirmer que si Tchicaya n’avait pas écrit, il n’y aurait pas de littérature congolaise. Le travail entamé par Boniface Mongo-Mboussa et la maison Gallimard pour donner une seconde vie au travail de Tchicaya U Tam’si, qui n’avait pas été réédité depuis vingt-cinq ans, rend justice à cette grande figure de la littérature congolaise. Les deux prochains tomes des œuvres complètes de Tchicaya seront consacrés, l’un à ses romans, l’autre à son théâtre et à ses nouvelles, afin de célébrer la mémoire de celui qui disait : « Mon apostolat, c’est magnifier le Congo. » Rose-Marie Bouboutou et Pauline Petesch Légendes et crédits photo :Tchicaya U Tam'si ©Gérard Gastaud |