Immigration : attaquer les passeurs pour assécher le trafic

Lundi 18 Mai 2015 - 18:45

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Une vaste opération militaire en Méditerranée pour tenter d’enrayer la chaîne des migrations clandestines.

L’idée, évoquée et discutée tout à la fois, prend forme: l’Union européenne est déterminée à attaquer le trafic qui nourrit le phénomène de l’immigration clandestine. Un mois après le naufrage monstre du 18 avril au cours duquel plus de 800 personnes ont péri en Méditerranée en tentant de gagner les côtes italiennes de Sicile, l’Union européenne estime qu’il est temps de s’attaquer à ce qu’elle considère comme la racine du mal. Même si Harlem Désir, secrétaire d’État français aux Affaires européennes souligne que le principe est « d'abord (de) sauver les personnes qui sont à bord des bateaux, et s'il le faut, les ramener au port de départ », chez tous, lundi, la conviction était qu’il faut surtout « casser » le réseau des migrants.

Les bateaux des trafiquants, a ajouté Harlem Désir, doivent être « neutralisés, par exemple en détruisant les moteurs ». Car il s’agit de « lutter contre les filières qui mènent des migrants à la mort ». Facile sur le papier, mais plus compliqué à mettre en œuvre, car les implications politiques et même éthiques d’une telle intervention ne sont pas à sous-estimer. L’opération envisagée, l’EU Navfor Med, est une première mondiale. Elle consiste en un déploiement de bâtiments de guerre européens, des avions et peut-être même des forces spéciales pouvant saboter les navires à partir des côtes libyennes ou capturer leurs pilotes. Mais les incertitudes qu’elle pourrait générer en font une opération à risque.

« Je n'ai constaté aucune résistance politique majeure » devant le projet, a assuré l’Italienne Federica Mogherini, commissaire européenne aux Affaires étrangères. Pourtant les réticences, ouvertement exprimées ou pas, ne manquent pas. Ne serait-ce que parce que toute l’opération doit de nouveau prendre en ligne de mire la fourmilière libyenne, devenue un chaos indescriptible depuis que Français et Britanniques y menèrent la guerre sans l’aval préalable de l’ONU, en 2011. L’écrasement consécutif du régime de Mouammar Kadhafi a conduit à l’effondrement de l’État, avec une autorité émiettée aux mains de milices rivales qui, suivant les circonstances, trouvent un intérêt certain à lâcher les vagues de migrants vers l’Italie et l’Europe.

Un haut responsable d’un des deux gouvernements actuels de Libye a d’ailleurs averti la semaine passée que des membres du mouvement terroriste de l’État islamique (ISI) pourraient se mêler aux migrants. « Pas d’indice à ce sujet », a tenté de rassurer le ministre italien de l’Intérieur, Angelino Alfano. Mais même le secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, a convenu lundi que terroristes et djihadistes pourraient effectivement se mêler aux migrants de Méditerranée. Et cela d’autant que l’organisation de l’État islamique avait menacé l’Italie en janvier, annonçant qu’elle allait mettre plus de 2000 embarcations chargées de migrants et de djihadistes infiltrés à l’eau, si la Libye était attaquée.

Mauvaises réponses

La question des migrations est au cœur des préoccupations des capitales occidentales et bouscule bien des agendas politiques. Mais la réponse qu’elle suscite ne semble pas satisfaire de manière unanime. Entre un pape François qui prône l’ouverture et la solidarité aux migrants; les partis populistes pour qui il ne serait surtout pas question d’accepter des quotas de migrants en Europe; les xénophobes pour qui il faut tout simplement couler tous les navires chargés de migrants, ce qui reste de propositions semble ne pas vraiment tenir la route du bon sens. L’Europe en difficulté économique se barricade et peine à trouver les mots pour le dire aussi nettement.

En août 2010, Mouammar Kadhafi, alors leader indiscuté d’une Jamahiriya libyenne puissante, y était allé lui aussi d’une manière de réponse à cette question, en mêlant chantage et xénophobie. Il réclamait 5 milliards d’euros par an pour que son pays continue d’être le verrou qui retiendrait la vague des migrants. « Nous devrions arrêter cette immigration illégale. Sinon, l'Europe deviendra noire, elle sera suffoquée par des gens de religions différentes, elle changera. Elle pourrait devenir l’Afrique »,  avait averti le charismatique et controversé dirigeant. Quelles que soient les scories de sa « prophétie » sa mort, en octobre 2011, semble avoir ouvert des vannes en interne et en externe. Et créé les conditions d’expansion du terrorisme islamiste.

Donc à la fin des réponses de valeur inégale, mais aucune directement d’une des principales intéressées, l’Union africaine. À moins que la protestation du président Issaias Aferworki, d’Érythrée lundi, soit à comptabiliser dans les réactions attendues. Cinq migrants africains sur dix qui tentent la traversée par la Méditerranée sont érythréens, disent les humanitaires. Aussi le pays est-il régulièrement mis en cause pour son hermétisme qui ne donne comme perspective à sa jeunesse que la fuite. Écrivant à l’Union africaine, M. Afeworki appelle à un « effort robuste et coordonné pour identifier, arrêter et traduire en justice les criminels trafiquants d'êtres humains », condamnant « tous ceux qui sous différents apparats, y compris les militants des droits de l'Homme, sont complices de ces crimes ».

Faut-il ou non remonter 800 corps de migrants noyés ? Polémique

Les associations humanitaires et le gouvernement italien sont à couteaux tirés sur les suites à donner au naufrage géant du 18 avril.

On peut dire que même morts, les migrants sont toujours une pomme de discorde. Au moment où l’Europe vient de décider d’attaquer les passeurs de migrants depuis leurs points de départ, en Libye, la polémique qui s’empare de l’Italie a tout du débat sans fin. Dans la nuit du 18 au 19 avril dernier, un cargo a chaviré en Méditerranée entraînant vers le fond les quelque 800 migrants clandestins qu’il avait à son bord. Seule une quinzaine de corps ont pu remonter naturellement à la surface et être ensevelis : le reste est resté coincé dans le bateau par plus de …370 mètres de fond !

La semaine dernière, une équipe de plongeurs de la marine militaire italienne a pu localiser l’épave et photographier des corps entassés un peu partout. « Nous ne pourrons jamais donner le nombre exact de victimes, mais j'ai peur que nous puissions confirmer un chiffre proche de 800 », a ensuite expliqué Giovanni Salvi, le procureur de Catane, en Sicile, chargé de l’enquête. Il a également fait état de l’arrestation de plusieurs passeurs, les fameux « scafisti », dont le Tunisien Ali Malek accusé d’être le principal responsable de cette tragédie. Montré à la télévision, l’homme de 27 ans souriant plein champ aux caméras, comme s’il était le héros de quelque exploit historique.

Toujours est-il qu'aujourd’hui la question est de savoir comment traiter les corps des migrants naufragés : les laisser reposer au fond de la mer ? Les ramener à la surface et leur donner une sépulture digne ? Les points de vue sont partagés. Le 8 mai, le Premier ministre Matteo Renzi avait été très ferme : « Ne pas donner de sépulture digne (à ces personnes) est contre tout principe d’humanité. Nous passerions dans l’histoire pour une civilisation de barbares qui n’enterre pas les morts pour des raisons économiques. Nous ferons tout pour récupérer l’épave et les corps de ces personnes mortes en voulant gagner la liberté », avait-il assuré.

Paroles fortes et dignes qui devaient malheureusement contraster lundi avec celles du procureur Salvi. « Ils resteront au fond de la Méditerranée. Ces corps ne sont pas utiles à l’enquête ». Émotion chez les humanitaires. « Pour la énième fois, les principes de base de civilisation et d’humanité semblent passer en second plan devant les motivations prétendument économiques. Il n’y a pas de fin à l’horreur. Ces corps au fond de la mer demandent une sépulture plus digne », s’est ainsi insurgé le jésuite italien Camillo Ripamonti. En plein cœur de Rome, son centre Astalli, est aux avant-postes pour offrir aux migrants les premiers plats chauds et dignes quand ils arrivent en Italie. Pour lui, remonter ces corps, c’est aussi sortir 800 familles de l’incertitude car beaucoup ne savent pas que leur proche fait partie des naufragés du 18 avril.

Lucien Mpama

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