Interview. Toma Luntumbue : « L’on peut changer le visage de Kinshasa qui est en voie de « dubaïsation » »

Jeudi 22 Mai 2014 - 19:00

Abonnez-vous

  • Augmenter
  • Normal

Current Size: 106%

Version imprimable

Historien de l’art de formation, artiste et commissaire d’exposition résidant à Bruxelles, Toma Muteba Luntumbue a une part active dans le projet Design Fab Kinshasa qui vise à terme la création d’une plate-forme de designers. Son souhait, a-t-il confié aux Dépêches de Brazzaville, est d’aboutir à la mise sur pied d’un événement important en RDC « qui soit un rendez-vous incontournable dans le domaine du design parce que la richesse culturelle du Congo est méconnue ». Du reste, Toma estime que le pays doit « s’inscrire dans une sorte de cartographie pour briser son enclavement ».

Toma Muteba LuntumbueLes Dépêches de Brazzaville : Quel est l’intérêt d’un projet comme Design fab Kinshasa ?

Toma Muteba Luntumbue  : La richesse et la diversité culturelle de la République démocratique du Congo est un levier d’une forme d’innovation pour inventer et réinventer un vivre ensemble urbain. Nous importons trop de produits dans ce pays alors que nous avons énormément de créateurs et une énorme industrie. Ce projet est là pour sensibiliser les gens sur le fait que les créateurs ne sont pas valorisés, ne sont pas suffisamment mis en relation avec les sites de production des industriels pour créer justement tous les objets du quotidien avec une identité propre au Congo contemporain.

LDB : Quel genre de bénéfice pourrait en tirer la capitale  ?

TML  : Kinshasa est une ville qui a eu un retentissement international dans le domaine de la musique et dont les artistes réputés sont les musiciens. Mais dans les autres domaines, comme ceux de la création plastique, il y a un vrai problème de méconnaissance des talents existants. Je pense donc que la plate-forme de design peut aussi servir d’espace d’éducation pour les pouvoirs publics congolais qui doivent se rendre compte que pour moderniser et trouver des solutions pour l’aménagement urbain de Kinshasa, il ne faut pas toujours chercher des solutions ailleurs alors qu’ensemble en créant des synergies entre les inventeurs et les créateurs, parce qu’il y en a en nombre, l’on peut changer le visage de Kinshasa qui est en voie de « dubaïsation ». Elle prend le visage d’une ville frappée par une forme d’uniformisation et perd son identité alors que nous avons des cultures très très riches et qui peuvent inspirer la forme urbaine. Design Fab Kinshasa, c’est à terme l’envie que dans un restaurant kinois l’on puisse manger dans une assiette créée à Kinshasa, l’on puisse boire dans un verre fabriqué à Kinshasa. Que l’on fasse des photos devant des bâtiments construits par des Kinois, etc. Que l’identité de Kinshasa se voie, s’expérimente dans le parcours des rues de Kinshasa.

LDB : Quel est le processus suivi par le projet Design Fab Kinshasa ?

TML  : Il y a une énorme créativité ici et la plate-forme est là pour que cette scène de créateurs puisse prendre conscience de son potentiel et qu’elle puisse se rendre visible. L’exposition que nous allons organiser ici à Kinshasa avec les productions réalisées notamment avec Chanimetal qui est une entreprise spécialisée, un chantier naval essentiellement. Les créateurs vont imaginer des objets qui vont être produits ici à Kinshasa selon les normes industrielles pour montrer que l’on n’a pas besoin d’importer des bancs publics ni des objets de consommation courante et que nos créateurs peuvent concevoir des objets adaptés à notre façon contemporaine et moderne de vivre. Et cela doit devenir une habitude, une pratique normale comme c’est le cas en Turquie, en Chine ou dans d’autres endroits du monde. Nous avons tous les éléments essentiels pour fabriquer et consommer congolais. Non pas pour se replier sur nous-mêmes car ce pays est véritablement un sous-continent et le potentiel qu’il y a ici peut vraiment étonner le monde. Moi je crois beaucoup en l’innovation, en l’esprit et au génie créateur des Congolais. Nous ne sommes là que pour stimuler et attirer l’attention sur le fait que l’on néglige trop souvent des solutions locales en allant tout de suite importer des pensées et des sciences que l’on croit supérieures alors que nous pouvons créer par nous-mêmes et solutionner nos problèmes par nous-mêmes.

LDB : Dans quel ordre situez-vous le premier atelier animé par le designer belge Xavier Lust ?

TML  : Ce que j’ai imaginé à ce stade-ci c’est d’abord mettre en relation ces créateurs qui sont architectes d’intérieurs et artistes de plusieurs disciplines apparentées avec des designers qui travaillent sur la scène internationale dans un échange professionnalisant avec une formation dans laquelle l’excellence est la priorité. L’excellence est requise dans l’exécution avec un souci de finition du produit créé. L’excellence c’est aussi l’adéquation par rapport au contexte kinois, à leur pouvoir d’achat. Comme on fabrique des objets qui doivent être accessible au plus grand nombre, ils doivent répondre aux normes écologiques parce que l’écologie c’est vraiment le futur.

Au Congo, nous avons la chance d’avoir encore une alimentation biologique qui n’est pas super industrialisée remplie de substances qui intoxiquent l’organisme comme c’est le cas dans beaucoup de pays. Je pense qu’il faut préserver cette qualité de vie et en même temps permettre une innovation qui préserve notre environnement et organise le vivre ensemble dans un souci durable. L’on peut arriver à la consommation de produits fabriqués industriellement mais soucieux et respectueux de l’environnement. La formation, la professionnalisation des artistes c’est un volet important de même que leur visibilité ici au Congo parce que les gens ne soupçonnent pas le potentiel d’innovation des créateurs.

Donc, la première phase passe par le contact avec les professionnels étrangers pour se professionnaliser, s’armer sur le plan technique et de l’information sur ce qui existe comme ressources locales. Ce, parce que nous avons une grande méconnaissance tant au niveau des matériaux naturels que nous pourrions utiliser qu’à celui des techniques et des savoir-faire traditionnels perdus qu’il faut absolument réactiver. C’est un projet pilote qui a une force d’exemplarité et si dans l’exposition que l’on va proposer les gens vont trouver de l’inspiration, je pense que cela peut se répercuter sur les générations suivantes et les gens vont vouloir s’engager dans ce métier de designer qui doit se penser de manière globale d’innovation et doit contaminer tous les secteurs de la vie surtout que beaucoup de solutions du développement urbain passent par le design et la créativité issue du monde de la culture.

Propos recueillis par Nioni Masela

Nioni Masela

Légendes et crédits photo : 

Toma Muteba Luntumbue