Gare aux grandes puissances !

Dans le moment présent, ce qui frappe le plus les observateurs est le manque de discernement, de clairvoyance, d’analyse que manifestent les grandes puissances. Fermant les yeux sur la réalité et ne se préoccupant que du présent immédiat, elles se comportent exactement comme le firent, il y a un siècle, les grandes nations qui, faute d’avoir anticipé un avenir pourtant évident, précipitèrent le monde dans deux guerres mondiales successives. Prenons, pour illustrer ce propos, trois exemples sélectionnés dans la longue série des événements qui ont marqué les cinq dernières années.

Le premier est l’intervention des puissances occidentales en Libye. Il était évident, pour qui regardait cette région du monde avec un peu d’attention que la chute de Muhamar Kadhafi plongerait non seulement le pays dans le chaos, mais provoquerait aussi une déstabilisation globale du Sahel. L’accumulation des armes dans le sud du pays, le développement des trafics de toute nature dans la région, la faiblesse des régimes en place au Mali, au Niger et en Mauritanie, la progression de l’islam pur et dur à la frontière de l’Algérie ou de la Tunisie ne pouvaient qu’engendrer des troubles en série auxquels personne ne saurait remédier. Mais cela n’a pas empêché la France, l’Angleterre, les États-Unis de profiter du désordre naissant à Tripoli pour abattre le « guide » avec les conséquences désastreuses que l’on connaît.

Le deuxième exemple que l’on peut donner de l’incapacité des « grands » à prévenir les conflits nous est donné par l’affaire syrienne. Instruits par l’expérience libyenne, les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies auraient pu aisément prévenir la crise qui se profilait en Syrie. Sachant qu’une intervention militaire contre Bachar al-Assad aurait inévitablement les mêmes conséquences désastreuses qu’en Libye, les États-Unis, la Russie, l’Europe pouvaient s’entendre afin que les troubles politiques ne tournent pas à la guerre civile. Mais comme il était facile de le prévoir, la menace militaire brandie par les uns a convaincu les autres, à tort ou à raison, que l’enjeu du conflit dépassait largement la Syrie et que, dans ces conditions, il convenait de sauver le régime syrien.

Le troisième exemple, plus caricatural encore, vient de ce qui se passe actuellement en Crimée. Comment, en effet, la Russie pouvait-elle accepter que ce territoire stratégique, détaché imprudemment d’elle il y a quelques décennies, continue à faire partie d’un pays, l’Ukraine, sur lequel l’Europe lorgne depuis la chute de l’empire soviétique et que de nouveaux dirigeants dépourvus de toute légitimité démocratique prétendent soustraire à l’influence russe ? Il fallait être naïf, très naïf même, pour croire qu’un homme d’État comme Vladimir Poutine, attaché à rendre à son pays sa place sur la scène internationale, s’inclinerait devant les oukases de l’Europe et des États-Unis. C’est pourtant bien ce qui s’est passé en dépit des gesticulations peu crédibles de l’Europe et des États-Unis.

Si l’on en juge à partir de ces trois exemples, il est clair que les dirigeants des grandes puissances ne sont pas mieux informés, pas plus raisonnables, pas plus capables que leurs prédécesseurs d’analyser froidement les situations de crise auxquelles ils se trouvent confrontés. Le reste du monde doit tirer de ce triste constat la conclusion que tout peut à tout instant advenir et que les conflits majeurs auxquels on pensait avoir définitivement échappé sont plus que jamais envisageables.

Conclusion évidente de ce qui précède : les pays émergents feront bien, à l’avenir, de se préserver de toute inféodation qui les engagerait un jour dans des conflits ne les concernant en rien. Plus que jamais, en effet, les grandes puissances s’avèrent incapables de mesurer les dangers que leur arrogance, leur imprévoyance, leur refus de regarder la vérité en face ne peuvent manquer de susciter ici et là.